Coulisses : Erreurs et suspicions en séries pour la CPI Après sept ans de détention pour Laurent Gbagbo
L’avocat de Laurent Gbagbo, Emmanuel Altit, a salué mardi, après l’acquittement de l’ancien président ivoirien, une «victoire pour la justice, la CPI et sa légitimité». Vous partagez ce point de vue ?
L’acquittement fait partie de la justice pénale internationale, qui n’est pas nécessairement une justice qui condamne. Elle essaie de faire la lumière sur des faits. Et cela peut se terminer par un acquittement. On peut considérer que les juges ont fait leur travail.
Cela montre aussi que les juges sont indépendants et qu’en dépit de toutes les accusations évoquant une juridiction néocoloniale, uniquement faite pour condamner les dirigeants africains, la CPI a acquitté Jean-Pierre Bemba [l’ex-vice-président de la république démocratique du Congo, ndlr],Laurent Gbagbo, elle a retiré les charges contre Uhuru Kenyatta [président du Kenya, ndlr].
Tous ceux qui ont un statut présidentiel, elle ne parvient pas à les condamner et, faute de preuves, elle les acquitte.
La grande faiblesse de la CPI ne réside-t-elle pas dans les actes d’accusation et dans le travail du procureur ?
C’est avant tout une immense défaite de l’accusation : son but est que les charges soient confirmées. Encore une fois, elle n’est pas parvenue à ce que ces charges contre de hauts responsables puissent passer le stade du procès.
Et là, c’est encore plus grave : il s’agit d’un échec avant même que la défense n’expose ses arguments, fasse venir ses témoins. Son propre dossier d’accusation est tellement faible que l’on ne prend même pas la peine d’entendre les témoins.
Mais comment s’explique cette faiblesse de l’enquête et de l’acte d’accusation ?
D’abord, il faut rappeler qu’établir des crimes internationaux comme le génocide, le crime contre l’humanité et, à un degré moindre, le crime de guerre, qui relèvent de la compétence de la cour, reste compliqué, exigeant en droit.
Il y a non seulement un élément matériel, l’acte criminel en soi (persécution, crimes, viols, etc.), mais il faut aussi établir un contexte : soit une intention génocidaire, soit une attaque généralisée et systématique contre des populations qui obéit à un plan, à une pensée criminelle.
Ensuite, pour établir la pensée criminelle, il faut des témoins. Parfois, on bénéficie d’éléments de haute technologie, de cartes satellitaires pour pointer l’avancée de troupes, montrer des exactions. Mais l’essentiel de l’accusation repose sur des témoignages.
Or, un témoin c’est fragile. C’est le talon d’Achille de la justice pénale internationale. On a vu dans les affaires kényanes ou ivoiriennes, qu’un témoin peut se révéler faible pour des raisons culturelles, à cause du contexte, de sa timidité, ou sous la pression. Et aussi, parce qu’un témoin, ça se retourne, ça se manipule.
Plus de 130 témoins avaient été sélectionnés, environ cinquante ont été écartés dans l’affaire Gbagbo-Blé Goudé…
L’accusation n’en a finalement présenté que 82 et le bilan est désastreux. Beaucoup de témoins se sont rétractés, se sont montrés incohérents lors des contre-interrogatoires. Et donc cela ne permet pas d’aller au-delà du doute raisonnable.
Il y a des doutes sur le rôle de Gbagbo. Est-ce qu’il n’a pas monté une structure parallèle, n’a-t-il pas poussé ses forces à commettre des crimes dans le quartier pro-Ouattara [Abobo, dans la capitale Abidjan, ndlr] à l’époque ? Il faut le prouver et présenter des témoins qui le disent.
Enfin, cette décision est l’héritage du premier procureur, Luis Moreno-Ocampo. C’est lui qui a lancé le mandat d’arrêt contre Gbagbo ; à l’époque la politique pénale du procureur était moins exigeante qu’aujourd’hui en matière d’éléments à charge pour ouvrir une enquête, demander un mandat d’arrêt.
L’actuelle procureure, Fatou Bensouda (qui a été l’adjointe de Luis Moreno-Ocampo), a hérité d’un dossier monté trop rapidement.
Il y a un problème de casting ?
Oui. On ne va pas taper systématiquement sur le premier procureur de la CPI mais peut-être qu’il n’a pas forcément mesuré le contexte politique et les exigences juridiques qui devaient être les siennes. Bensouda les mesures d’avantage.
Et c’est aussi un problème plus général : il y a toujours un décalage entre le temps politique et le temps judiciaire. A l’époque (en 2010-2011), la France a poussé à la mise hors-jeu de Laurent Gbagbo, tout comme son rival Alassane Ouattara.
Puis, les années passant, le soutien politique à la Cour est devenu plus fragile au moment où le temps judiciaire exigeait pourtant un plus grand soutien. Le président ivoirien, Alassane Ouattara, a refusé de remettre Simone Gbagbo à la CPI, n’a pas fait assez pour assurer la sécurité des témoins.
Quoi qu’il en soit, le résultat est cinglant pour le bureau du procureur. Quatre acquittements au total sur sept affaires pour des poursuites pour crime. Sans parler des abandons de charge pour Kenyatta et le vice-président kényan, William Ruto. Tout cela fait beaucoup d’échecs.
Les trois juges de première instance se sont divisés. Celle qui était en minorité, Olga Herrera Carbuccia, estime qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour condamner les accusés.
Oui, sur le fond du dossier, elle considère que l’on peut continuer, entendre la défense pour aller au-delà du doute raisonnable. Et elle attaque surtout la procédure : c’est-à-dire que la décision a été rendue à l’oral avant même que l’on ait le jugement au fond.
C’est très surprenant. Les juges ont considéré que les droits de la défense avaient été suffisamment menacés pour arrêter les frais. Gbagbo a 73 ans, il est malade, incarcéré depuis huit ans, son procès dure depuis près de trois ans.
Mais, on ne connaît pas les motifs sur le fond qui seront précisés plus tard par écrit. Le procès s’arrête au milieu du gué.
C’est la procédure anglo-saxonne du common law. On fait le point et on considère que le procès ne doit pas aller plus loin. C’est une immense frustration pour les victimes. Pas un mot à leur égard dans la décision orale des juges, c’est terrible.
Certains proches de victimes ont regretté cette décision alors que les partisans de Gbagbo l’ont célébrée…
C’est inquiétant. Cela rajoute un élément d’incertitude au paysage politique de la Côte-d’Ivoire. Il y a des élections dans un an et demi. Il y a une modification de la Constitution, Ouattara pourrait difficilement se représenter.
Les élections locales se font parfois dans un climat de violence. Il n’est pas interdit de penser que Laurent Gbagbo, malgré son âge et sa maladie, veuille revenir dans le jeu politique.
Quel bilan faites-vous de la CPI seize ans après le début de ses travaux ?
Le bilan se doit d’être critique. Mais il faut rappeler que la justice pénale internationale est une aventure très jeune, d’une génération. Certes, il y a eu Nuremberg mais il s’agissait d’une justice des vainqueurs.
Le vrai début, c’est 1993 avec la création du tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). C’est une justice qui tâtonne, qui fait des erreurs.
Mais la CPI a un bilan judiciaire, elle peut se reposer sur 123 Etats parties au statut de Rome, elle ne s’intéresse plus seulement à l’Afrique, elle a condamné plusieurs personnes.
Les condamnés sont pour l’heure des responsables de rang intermédiaire.
En effet. Si on était méchant, on dirait que la Cour est forte avec les faibles et faible avec les forts.
Méchant ou réaliste ?
C’est peut-être réaliste en effet. Elle a montré sa capacité à poursuivre des agents non étatiques, des membres de milice.
En revanche, lorsque l’on s’intéresse à des agents étatiques ou des anciens hauts responsables, elle se heurte aux pouvoirs, à des oppositions, des intérêts.
Dans ces années 1990-2000, il y avait une effervescence, de grandes avancées, un engouement qui n’existe absolument plus aujourd’hui.
Tout à fait. Mais n’oublions pas que jusqu’aux accords de Dayton (fin de la guerre en Bosnie-Herzégovine en 1995) et même un peu au-delà, le TPIY était moqué. Les accusés circulaient devant les forces de l’ONU sur place.
Il a fallu l’intervention des Britanniques, des Américains et l’arrestation de criminels de guerre pour que les choses changent. Ensuite, il y a eu une période faste pour la justice pénale internationale : l’arrestation de Pinochet en 1998, l’inculpation de Slobodan Milosevic en 1999, la création de la CPI en 2002.
Mais le contexte de l’époque était aussi très favorable au multilatéralisme (OMC, environnement), les ONG prenaient de l’importance, Bill Clinton était un acteur de ce multilatéralisme. Aujourd’hui, le contexte général est très défavorable.
Qu’est-ce qui attend cette Cour ?
L’affaire Gbagbo était un test pour le bureau du procureur. Une autre épreuve s’annonce dans les semaines à venir. La Cour ouvrira-t-elle une enquête au regard de ce qui s’est passé en Afghanistan ?
Elle vise des civils et des soldats américains pour des actes commis en 2002 et 2003 en Afghanistan et dans les prisons secrètes installées en Europe.
Après un examen préliminaire de sept ans, la procureure a demandé l’ouverture d’une enquête.
C’est explosif car pour la première fois, cela mettra en cause des ressortissants des pays membres permanents du Conseil de sécurité. Ce sera un grand test pour elle.
Commentaires
Enregistrer un commentaire