Afghanistan sonne le glas de l'avancée des talibans, guerre civile, droits des femmes... Les questions qui se posent à l'approche du départ des dernières troupes américaines.
Afghanistan en avancée des talibans, guerre civile, droits des femmes...
Les Etats-Unis et leurs alliés ont annoncé leur intention de rapatrier leurs troupes d'ici la fin de l'été, alors que le conflit fait toujours rage entre les talibans et les forces afghanes.
Vingt ans après le début de la "guerre sans fin", les dernières troupes américaines s'apprêtent à quitter l'Afghanistan. Joe Biden avait promis leur retrait "sans condition" d'ici le 11 septembre, date anniversaire des attentats de 2001 qui avaient motivé l'intervention des Etats-Unis et de leurs alliés.
En réalité, le départ des militaires occidentaux pourrait être effectif plus tôt, dès le mois de juillet, estimait voilà quelques semaines le New York Times*.
De son côté, la porte-parole de la Maison Blanche, Jen Psaki, a affirmé vendredi 2 juillet que les derniers soldats américains quitteraient le territoire afghan d'ici "fin août".
Quelles seront les conséquences de ce départ sur le conflit en cours dans le pays depuis deux décennies ? Les Etats-Unis comptent-ils conserver une influence en Afghanistan ? Franceinfo liste les questions qui se posent avant la fin du processus de retrait des forces américaines.
Dans quel état se trouve l'Afghanistan à la veille du départ des Américains ?
Depuis le début de l'intervention des Etats-Unis et de leurs alliés le 7 octobre 2001, l'Afghanistan s'est enlisé dans un interminable conflit opposant les talibans, chassés du pouvoir par les Occidentaux, et le régime républicain qui leur a succédé.
Jusqu'à 150 000 militaires étrangers ont été déployés dans le pays pour soutenir le nouveau gouvernement et les forces afghanes, selon le magazine Time*.
Mais ils ne sont pas parvenus à enrayer l'insécurité chronique ni les crises politiques, souligne Le Monde (article pour les abonnés).
La situation s'est fortement dégradée depuis le retrait de l'essentiel des troupes de l'Otan, en 2014, et a encore empiré avec l'offensive de grande ampleur que mènent les talibans depuis le début de l'année.
Ils assurent avoir désormais le contrôle de près de 90 des quelque 400 districts du pays, une affirmation contestée par le gouvernement et difficile à vérifier de manière indépendante.
Le chiffre varie en effet selon les sources, car "les Etats-Unis ont cessé de communiquer à ce sujet", relève Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, interrogé par franceinfo.
"Il y a eu une progression marquée des talibans ces dernières années. La plupart des grandes routes sont coupées et ils sont désormais présents dans les campagnes et dans les banlieues de certaines grandes villes."
Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques
Cette guerre a des conséquences désastreuses pour la population. Plus de 40 000 civils ont été tués au cours des vingt dernières années, estimait le New York Times* en avril.
"Le conflit fait également de nombreux déplacés, souligne Karsten Noko, coordinateur des opérations de Médecins sans frontières (MSF) à Kunduz. Ils ont des difficultés d'accès à l'eau, la nourriture, au logement et évidemment aux soins. Sans parler des très lourdes conséquences psychologiques."
Fin juin, Kunduz a été encerclée par les talibans après plusieurs jours de combats avec les forces gouvernementales. Quelque 5 000 familles ont fui cette ville du nord-est de l'Afghanistan, selon un responsable local.
Environ 8 000 autres ont été déplacées dans l'ensemble de la province, en raison d'affrontements sporadiques qui ont duré plus d'un mois.
La situation est d'autant plus difficile que les autorités ne sont pas en mesure de fournir une aide d'urgence à tous ceux qui en ont besoin. En 2018, plus de la moitié de la population afghane vivait sous le seuil de pauvreté, selon la Banque mondiale*.
"Le conflit empêche le développement du tourisme ou l'exploitation des importantes richesses minières du pays (cuivre, lithium, etc.), car il y a trop d'insécurité, relate Elise Blanchard, correspondante de l'Agence France-Presse (AFP) à Kaboul. Une économie parallèle est en revanche alimentée par d'importants revenus illégaux, tirés notamment de la production d'héroïne."
Une situation encore aggravée par la pandémie de Covid-19 : la crise sanitaire a fait entrer en récession l'économie afghane, pourtant dynamisée depuis plusieurs années par l'aide internationale.
Faut-il s'attendre à une intensification de l'offensive des talibans ?
Elle a déjà commencé. Les affrontements se sont multipliés depuis le début de l'année 2021, rapporte France 24*.
Entre le 1er mai et la fin juin, les talibans ont coupé de nouveaux axes routiers et encerclé certaines villes, commençant même à manœuvrer pour en faire de même avec la capitale, selon Le Monde (article pour les abonnés).
"C'est une stratégie bien connue d'encercler les villes pour qu'elles tombent ensuite comme des fruits mûrs, [comme ce fut le cas] à Kaboul en avril 1992", souligne Georges Lefeuvre, anthropologue et chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), contacté par franceinfo.
Dans le Nord-Est, les insurgés sont également parvenus à prendre le poste-frontière de Shir Khan Bandar. Cet axe névralgique, qui contrôle l'accès à l'Asie centrale, est l'un des plus importants succès militaires des talibans ces derniers mois.
"Les talibans ont choisi de mener une 'blitzkrieg', en encerclant plusieurs villes, pour être en position de force face au gouvernement afghan après le retrait effectif des troupes américaines."
Georges Lefeuvre, anthropologue
Les autorités soupçonnent les insurgés d'être derrière plusieurs attaques récentes visant des civils, notamment des vaccinateurs, comme l'explique Euronews.
Les talibans ont à chaque fois démenti. Quoi qu'il en soit, l'intensification du conflit s'est accompagnée d'une forte hausse du nombre de victimes parmi les civils.
Selon un rapport* de la mission de l'ONU en Afghanistan (UNAMA), 573 ont été tués et 1 210 blessés entre janvier et mars 2021, soit 29% de plus que sur la même période en 2020.
Jusqu'ici, les Etats-Unis menaient des frappes aériennes pour "limiter la conquête du territoire par les talibans", explique Georges Lefeuvre, ancien conseiller politique de l'Union européenne au Pakistan.
Mais alors que le retrait des quelque 3 000 soldats américains n'est pas achevé, les forces afghanes reculent déjà face aux insurgés. "Le plus frappant, c'est que les talibans avaient les moyens de mener" cette offensive éclair, note l'anthropologue.
Pour Georges Lefeuvre, il ne faut néanmoins pas s'attendre à voir les talibans reconquérir le pouvoir en quelques semaines.
Le spécialiste de l'Afghanistan estime qu'ils ne vont pas immédiatement s'attaquer aux grands centres urbains, "plus difficiles à prendre car la population en croissance rapide y est aussi plus jeune et aspire à plus de modernité".
"Ils sont en train de tester les défenses du régime, abonde le politologue Gilles Dorronsoro. Ils espèrent prendre le contrôle de dizaines de districts d'ici l'automne, pour établir un rapport de force qui soit encore plus à leur avantage face au gouvernement."
Les forces afghanes ont-elles les moyens de résister ?
Plusieurs observateurs doutent de la capacité des forces nationales afghanes, qui comprennent notamment l'armée et la police, à tenir face à la pression des talibans.
"De nombreuses bases militaires, où les Américains ont laissé le contrôle aux Afghans ces dernières années, sont passées aux mains des [insurgés]", relève Georges Lefeuvre.
Selon le chercheur de l'Iris, les forces afghanes souffrent de plusieurs problèmes, à commencer par de nombreuses désertions, "souvent encouragées par les chefs tribaux".
Dès lors, le commandement américain s'interroge sur la possibilité de mener des frappes en cas de crise grave, comme le siège ou la prise de Kaboul, assure le New York Times*.
Mais sans base militaire dans le pays, ces interventions seront nécessairement limitées et plus difficiles à mettre en œuvre. L'ensemble des troupes américaines et de l'Otan ont en effet quitté la base aérienne de Bagram, la plus grande d'Afghanistan, vendredi 2 juillet.
C'est depuis cet aérodrome qu'étaient menées les frappes visant les talibans et qu'était organisé le réapprovisionnement des troupes.
Aux côtés des militaires étrangers qui assuraient aussi des missions de logistique et de formation, des milliers de contractuels chargés de la maintenance des appareils vont quitter le pays, selon la chaîne NBC*.
Résultat :
l'aviation afghane devrait être hors service au bout de quelques mois.
"Plusieurs hélicoptères se sont déjà écrasés à la suite d’avaries techniques et les incidents se multiplient sur les avions", a rapporté jeudi Le Monde.
Si Politico souligne* que l'Otan a garanti qu'elle continuerait de former les forces afghanes, les Etats-Unis ont déjà annoncé la fin de leur programme.
Pour l'instant, Kaboul peut néanmoins encore compter sur un élément essentiel à sa défense : les capitaux étrangers.
"Les forces afghanes sont financées presque intégralement par des pays tiers", précise Elise Blanchard, journaliste à l'AFP. Washington s'est déjà engagé à poursuivre ce financement après le départ de ses troupes, avec 3 milliards de dollars prévus dans le budget 2021, selon la radio publique NPR*.
"Est-ce que cela suffira à faire tenir des forces afghanes déjà fragilisées ? On le saura dans les prochains mois", résume la journaliste.
Le pays risque-t-il de devenir à nouveau un refuge pour les groupes terroristes ?
A court terme, "la réponse est non", affirme le New York Times*. "La menace terroriste provenant de l'Afghanistan n'est pas inexistante mais, actuellement, elle est moindre que dans d'autres régions du monde", souligne le démocrate Adam Schiff, membre de la commission du renseignement de la Chambre des représentants, interrogé par le quotidien américain.
Les branches afghanes du groupe Etat islamique et d'Al-Qaïda sont en effet "affaiblies", du fait notamment des opérations de contre-terrorisme menées par les Occidentaux.
"Le renforcement probable des talibans va mettre une pression supplémentaire sur le groupe Etat islamique, dont ils sont les ennemis", analyse Gilles Dorronsoro.
Les insurgés entretiennent en revanche des liens "historiques, maritaux et tribaux" avec Al-Qaïda, souligne la BBC*. Officiellement, ils se sont engagés à couper toute relation avec le groupe terroriste dans le cadre de l'accord de paix signé avec les Etats-Unis en 2020. Mais "on ignore s'ils comptent tenir leur promesse", pointe le New York Times.
Au sein du renseignement et de l'armée américaine, certains s'inquiètent donc de voir ces groupes terroristes se renforcer, profitant de l'affaiblissement du régime et des forces afghanes sous la pression des talibans.
Le risque s'avère d'autant plus préoccupant qu'après le retrait des troupes américaines, "la capacité des Etats-Unis à se renseigner et à agir contre ces menaces va diminuer", a averti la CIA en avril, citée par ABC*.
Que signifie ce retrait pour la population afghane ?
Le sentiment de la population face au départ des alliés et à un possible retour au pouvoir des talibans n'est évidemment pas homogène.
"Ceux qui ont le plus à perdre sont les habitants des grands centres urbains et les femmes qui travaillent", pointe le politologue Gilles Dorronsoro. Lorsque les talibans étaient au pouvoir, entre 1996 et 2001, la plupart des métiers étaient interdits aux femmes, tout comme l'accès à l'éducation, rappelle le New York Times*.
La présence occidentale, et les importants financements qui allaient avec, ont néanmoins permis à la classe moyenne urbaine un meilleur accès à l'éducation et à la formation. Ils ont aussi ouvert de nouveaux horizons aux Afghanes.
"Certaines ont pu aller à l'université, d'autres travaillent comme journalistes à la télévision ou siègent au Parlement."
Elise Blanchard, correspondante de l'AFP à Kaboul
Selon la journaliste, il est difficile de prédire les règles qui seraient mises en place par les talibans s'ils revenaient au pouvoir, car "elles varient aujourd'hui dans les districts qu'ils contrôlent".
Mais "le recul des droits humains, enclenché dès 2014, va se poursuivre", affirme Gilles Dorronsoro. En mars, plusieurs ONG ont rapporté que les insurgés avaient durci les conditions d'accès aux territoires qu'ils contrôlent. Selon l'AFP, ils interdisent désormais à certaines de ces organisations d'employer des femmes.
Dans les campagnes, les préoccupations ne sont pas les mêmes qu'à Kaboul. "La socité rurale traditionnelle s'accommode plutôt bien des talibans fondamentalistes", rappelle Georges Lefeuvre.
De nombreuses femmes ne font pas d'études, n'ont pas accès à certains métiers ou portent le voile intégral, y compris dans des districts qui ne sont pas contrôlés par les insurgés. "Certains habitants préfèrent par ailleurs la justice talibane, qu'ils trouvent plus rapide et moins corrompue que celle du régime", ajoute le chercheur de l'Iris.
Comme dans les villes, certains habitants des zones rurales s'inquiètent néanmoins de voir le conflit s'intensifier après le départ des Occidentaux.
Non sans rancoeur : "Les Américains sont responsables des violences, des difficultés que nous traversons, affirme ainsi un agriculteur au New York Times. Maintenant ils vont partir, sans qu'on ait la paix, sans le moindre progrès."
Quels sont les scénarios envisageables pour l'avenir de l'Afghanistan ?
"Le rapport de forces est déjà très clairement en faveur des talibans", constatait Georges Lefeuvre vendredi 2 juillet, alors même que le retrait des Américains n'était pas totalement achevé. Mais les scénarios des prochains mois restent flous.
Le processus de paix interafghan, entamé en septembre 2020, est au point mort depuis plusieurs mois. C'est pour tenter de le relancer que la date du retrait des Américains a été avancée, analyse Le Monde (article pour les abonnés).
L'accord de paix signé avec les talibans un an plus tôt, et approuvé par le Conseil de sécurité de l'ONU, leur imposait en effet de plier bagage d'ici le 1er mai 2021 au plus tard. Les Etats-Unis étaient donc loin de respecter ce délai en annonçant la date symbolique du 11 septembre.
Plutôt que de les faire revenir à la table des négociations, l'accélération du retrait américain a surtout permis aux talibans d'imposer leur stratégie, estime Le Monde.
Pour Elise Blanchard, la "meilleure de toutes les mauvaises options serait un partage du pouvoir avec des concessions modérées faites aux talibans, qui permettrait un arrêt des violences".
Mais cette hypothèse semble très loin de pouvoir se concrétiser, "surtout lorsque l'on voit l'intensification des affrontements ces derniers mois".
"Les talibans sont dans une logique de monopole du pouvoir. Soit ils gagnent, soit la guerre continue."
Gilles Dorronsoro, politologue
Plusieurs observateurs redoutent par ailleurs un autre scénario : celui d'un retour à la guerre civile, favorisé par des divisions internes au sein du gouvernement comme chez les insurgés.
"Ce pourrait être une situation similaire à celle qu'a traversée le pays après les départs des forces soviétiques en 1989, souligne Elise Blanchard. Beaucoup des acteurs de cette guerre civile sont encore dans le paysage politique aujourd'hui."
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Concrètement, cela signifierait que "les talibans reprendraient certaines régions mais que d'autres seraient contrôlées par le régime ou par d'autres factions", notamment par des "seigneurs de guerre", détaille Gilles Dorronsoro.
Georges Lefeuvre a également ce scénario en tête, au vu de la situation actuelle. "La constitution de milices populaires anti-talibans va bon train, sous l'égide d'anciens seigneurs de guerre, explique l'anthropologue à franceinfo.
Ces milices pourront peut-être ralentir efficacement certaines avancées talibanes, mais elles pourraient aussi initier et nourrir une nouvelle guerre civile d'envergure en Afghanistan."
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