Les différentes configurations et trajectoires du rester. Les auteurs de ce numéro abordent la complexité de ces lieux et temps du rester à partir de différentes configurations socio-territoriales et trajectoires qui toutes, chacune à leur manière, déclinent des formes de présence au lieu d’origine/de départ ou dans les lieux de réinstallation. Ainsi, les femmes qui « restent » sont tout d’abord les non migrantes.
Lieux et temps du rester
Engager la réflexion sur les « femmes qui restent » dans la migration nécessite de démêler un premier nœud gordien qui est d’ordre spatio-temporel.
« Rester » suppose le maintien d’une présence dans un lieu, un village, une ville, un pays.
La difficulté est de qualifier cet espace : d’émigration ? De départ ? D’origine ? De provenance ?
Le lieu de départ se définit nécessairement au regard d’un lieu d’arrivée, c’est à dire au regard d’une trajectoire de déplacement dans l’espace.
Mais le lieu de départ n’est pas nécessairement celui de « l’origine » - pour peu que l’on adopte une définition claire de ce dernier terme, qui plus est-, et inversement.
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Dans les contributions de ce numéro, la terminologie est variable selon les auteurs. Mais quoiqu’il en soit, ils traduisent le choix du chercheur d’un espace de référence (et donc d’une échelle) qui fixe la focale d’analyse des logiques du « rester ».
De même, de quel temps de présence parle-t-on ?
Car « rester » engage de fait des effets de durée, que l’on serait tenté a priori de considérer du point de vue de leur caractère définitif. Pourtant, les migrations relèvent d’une trajectoire continue dans le cycle de vie des individus, souvent rythmée d’alternances de présences et d’absences, pour peu que ces derniers aient accumulé plusieurs expériences de mobilité.
En réalité, on sait désormais que les spatialités et temporalités migratoires, selon les segmentations classiques origine-destination, temporaire-définitif, sont non seulement difficiles à saisir, mais également peu pertinentes au regard de nombreuses réalités.
La diversité des formes de mobilité et des circulations migratoires transnationales, qui a été mis à jour au cours des deux dernières décennies (Faret et Cortes, 2009), relève de processus de réversibilité (Domenach et Picouet, 2006), de déploiements d’espaces relationnels (Béteille, 1981) et de trajectoires complexes de migrations et ré-émigrations, de transits, d’allers et venues, de retours, ou encore de multi-résidences, brouillant ainsi les repères spatiaux du chercheur.
Les rythmes et les formes de ces mobilités traduisent des temporalités migratoires inscrites à la fois dans des processus de longs termes liés aux conjonctures économiques et politiques, et dans les cycles de vie des familles et des individus.
19En d’autres termes, saisir le « rester » suppose, d’une part, « d’immobiliser » le (non)migrant (en l’occurrence la femme) dans une trajectoire personnelle et familiale, inscrite dans les temps longs des changements structurels des territoires.
L’enjeu consiste, d’autre part, à repositionner les « lieux du rester » dans un espace élargi de mobilités successives et de circulations, de multi-résidences et de dispersion familiale.
Les différentes configurations et trajectoires du rester
Anaïs Trousselle, dans le cas du Nicaragua, confronte la trajectoire de femmes non migrantes (la succession de leurs résidences, activités et mobilités) avec celle de tous les autres membres de la famille étendue (appréhendés sur trois générations), et révèle ainsi des jeux d’interdépendances complexes entre hommes, femmes et enfants, selon que l’un part et que l’autre reste.
L’auteure adopte pour cela une méthode d’enquêtes multi-situées, menées dans plusieurs communautés rurales du département de Chinandega au nord du Nicaragua, mais aussi sur les lieux de destination au Costa Rica, en Espagne et aux États-Unis.
De même, dans le cas des Mexicaines non migrantes dans le sud de l’État d’Oaxaca, Aurélia Michel interroge les effets de la migration sur l’évolution des patrimoines fonciers et des organisations familiales, ainsi que sur la répartition des fonctions économiques.
À partir d’enquêtes qualitatives menées dans les villages d’origine, l’auteure reconstitue les trajectoires individuelles et les parcours de plusieurs familles organisées autour de la migration circulatoire des hommes vers les États-Unis et la frontière nord du pays.
Dans les montagnes rurales du Népal, où la migration masculine est structurelle de longues traditions migratoires, P. Derioz et al. interrogent également les situations des femmes non migrantes, et plus particulièrement les formes d’empowerment dans un contexte où les normes patriarcales exercent une forte discrimination et domination des femmes, tant au plan social qu’économique.
À partir d’enquêtes de terrains menées en versant sud du Massif des Annapurna, proche de la ville Pokhara, les auteurs testent l’hypothèse du rôle tenu par les femmes dans le développement du tourisme local et de leur capacité de prise d’initiative et d’autonomisation dans l’innovation productive.
Les femmes qui restent sont aussi des anciennes migrantes et des migrantes de retours. Quatre contributions, renvoyant au processus global de féminisation des migrations, abordent les logiques du rester cette fois à partir des migrations de retours en milieu urbain ou rural.
La contribution de Colette Lepetitcorps, basée sur des enquêtes bi-situées entre la France et l’île Maurice, engage une étude ethnographique des femmes mauriciennes émigrées en France, où elles travaillent comme employées domestiques, qui reviennent après un long temps d’absence, le plus souvent pour leur retraite.
L’auteur interroge les manières de rentrer au pays, et de s’y réinstaller pour y rester. La contribution de Sihé Néya quant à elle décrypte, à partir d’enquêtes de terrain menées à la fois au Burkina Faso (Ouagadougou, Niangoloko) et en Côte d’Ivoire, la diversité des processus de retour des femmes au regard des stratégies à la fois familiales et individuelles.
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26Faisant écho à cette précédente contribution, le texte de François Ruf et al. explore également le couple migratoire Burkina Faso-Côte d’Ivoire, en inscrivant son propos cependant dans la temporalité des changements territoriaux, à la fois dans les cycles historiques de booms et récessions du cacao et les crises sociopolitiques de la Côte d’Ivoire.
Les auteurs décryptent les logiques de retour des femmes burkinabés, tout en élargissant l’analyse à d’autre formes de migrations internes au sein même de la Côte d’Ivoire et en adoptant une analyse comparative entre plusieurs groupes socio-ethniques engagés dans les processus mobilitaires (Baoulés, Sénoufos, Abrons).
Mobilisant les résultats de plusieurs enquêtes, menées à différentes dates, et dans plus d’une dizaine de villages des diverses régions de plantations cacaoyères de la Côte d’Ivoire, les auteurs centrent leur analyse sur les épouses des planteurs migrants, et en particulier sur les raisons et les modalités de leurs retours au pays d’origine.
Enfin, le texte de A. Saïd Chiré et B. Tamru investit le champ migratoire que forment la Corne de l’Afrique (Ethiopie, Somalie et Djibouti) et la Péninsule Arabique, dans un contexte de changement de destinations migratoires éthiopiennes, le Moyen Orient devenant le pôle d’immigration, et Djibouti de plus en plus un lieu de transit.
Les auteures interrogent le degré de réussite et de stabilité des réinsertions socio-spatiales des migrantes éthiopiennes qui reviennent définitivement dans leur pays.
Tout en adoptant une approche comparée du retour de migrantes d’origine rurale ou urbaine, les auteures mobilisent des données qualitatives collectées auprès de migrantes résidant dans la ville de Djibouti et des migrantes de retour à Addis-Abeba et autres sites urbains plus au sud (Bishoftou, Hawassa).
Rester … dans la mobilité
Qu’il s’agisse des non migrantes, ou des migrantes de retour, rester ne signifie pas l’immobilité des femmes. Plusieurs contributions interrogent en effet ce rapport ambigu entre mobilité et immobilité.
D’une part, les lieux de réinstallation dans le pays d’origine ne sont pas nécessairement ceux du départ initial ; revenir et rester peut donc signifier l’émergence de nouvelles centralités spatiales et mobilités résidentielles internes.
C’est le cas de certaines éthiopiennes qui se ré-installent dans les périphéries des villes secondaires plutôt que dans les villages d’origine (voir contribution d’A. Saïd Chiré et B. Tamru).
D’autre part, ces femmes qui reviennent engagent, dans leurs stratégies au quotidien, des mobilités saisonnières ou circulaires, à plus ou moins courtes distances, vers des villes ou bourgs ruraux proches, parfois en traversant les frontières.
Ces pratiques de circulation féminine, d’allers et retours, rythment des présences alternantes, parfois des logiques de multi-résidences articulant mondes urbains et ruraux (Vassas, 2015).
Ainsi, le processus de re-sédentarisation des migrantes burkinabés en Côte d’Ivoire, résidentes en milieu urbain passe par la nécessité de nouvelles mises en mobilité (voir contribution de S. Néya).
L’auteure montre à quel point les femmes de retour, malgré la dureté de l’épreuve à vivre sans leurs maris dans un lieu où ces derniers les ont envoyées et les assignent à résidence, sont loin d’être passives ou en situation d’attente du retour de leur époux.
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Elles engagent des mobilités et des circulations, sur des courtes ou plus longues distances, liées au développement de nouvelles activités qui viennent compenser l’insuffisance des transferts de fonds provenant de Côte d’Ivoire.
La sédentarisation des femmes burkinabés, et leur reconquête d’un rester dans leur pays d’origine, passe paradoxalement par un recours à la mobilité qui puise sa ressource dans le capital migratoire acquis par les femmes lors de leur émigration antérieure en Côte d’Ivoire.
De migrantes ayant suivi leur mari dans le cadre d’un regroupement familial, elles deviennent alors des circulantes commerçantes transnationales rejoignant les figures féminines décrites par plusieurs auteurs dans le contexte africain ou ailleurs (Schmoll, 2005 ; Potot, 2005).
Le texte de Colette Lepetitcorps analyse également cette mise en tension entre mobilité-immobilité, versus sédentarité. Les femmes mauriciennes qui travaillent comme domestiques sont certes stabilisées en France, y résidant parfois pendant plus de trente ans.
Leur insertion dans ce pays se construit cependant dans un espace-temps « rétracté » ; mettant leur vie entre parenthèses ; comme immobilisées, elles vivent une situation de repli ou d’isolement social, car confinée à d’éprouvantes conditions de travail.
La sédentarité pour Colette Lepetitcorps est alors celle qui est d’abord rêvée et projetée, puisque ces femmes, qui incarnent ce provisoire qui dure, vivent ces longues années de travail en France, dans l’attente d’un retour.
Les différentes configurations et trajectoires du rester
La sédentarité est ensuite cette phase de re-construction sociale à l’Ile Maurice, qui n’a cessé en réalité d’être leur lieu d’ancrage territorial, où l’enjeu est celui de la propriété d’un logement – parfois dans des quartiers riches - symbole à la fois de l’accès à un chez soi et d’une ascension sociale.
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Dans le cas du Nicaragua, Anaïs Trousselle décrypte d’une autre manière cette mise en tension, à partir des formes d’articulation qui se jouent entre les différentes pratiques de mobilité au sein des familles : la migration de certains membres (à l’intérieur du Nicaragua ou à l’étranger) et les mobilités quotidiennes des femmes sur les lieux d’origine en lien avec des activités rémunératrices (agriculture, commerce).
C’est au prisme de leur interdépendance, parfois contraignante, que l’auteure éclaire la situation des femmes non migrantes.