La campagne électorale de la présidentielle ivoirienne 2020, ouverte avant terme, est caractérisée par l’absence de débat programmatique. Il importe alors d’interroger les éléments de langage utilisés et les actes posés par les divers candidats, déclarés ou potentiels, afin de débusquer le projet sociétal qu’ils véhiculent. Les éléments de langage utilisés par les divers candidats sont en cela une mine d’or et devraient être passés au crible de la critique.
Quel programme politique et quel projet sociétal véhiculent les propos lourds de sens que proférèrent des acteurs politiques ivoiriens, considérant que les Travaux d’Établissements publics, mis en œuvre par le gouvernement, seraient une exhibition d’infrastructures et que les routes et les ponts seraient inutiles parce que l’on ne s’en nourrirait pas ?
Quel modèle politique remettent-ils en cause et quel modèle politique alternatif proposent-ils ?
Délivrés sous une apparence de revendication sociale et de demande de redistribution, ces propos contiennent cependant un double sens. Ils recouvrent une signification apparente et une signification cachée. Ils véhiculent une conception réactionnaire, passéiste et antimoderniste.
Du point de vue existentiel, ces propos font de la précarité des conditions d’existence, la norme de la vie des collectivités humaines. Ils réduisent les demandes des populations à la satisfaction de leurs besoins élémentaires, à laquelle pourrait pourvoir une agriculture de subsistance.
Ces éléments de langage proclament l’inanité de l’économie de production et de transformation, récusent sa fonction politique en tant que force motrice du changement social.
Ils réduisent la problématique de la construction de la société au contrôle de l’Etat, et des ressources économiques par les détenteurs du pouvoir politique.
Ce sont en tant que tels, les indices langagiers emblématiques d’un projet sociétal antilibéral.
En quoi expriment-ils l’idée directrice du programme inavoué que l’opposition ivoirienne en toutes ses versions propose au peuple ivoirien ? En quoi est-ce le projet sociétal du FPI, de la frange identitaire du PDCI et des tenants de la ligne de la transition générationnelle et de l’adoubement au sein du RDR ? Que récusent les candidats de ces diverses oppositions dans la politique du gouvernement à travers ces éléments de langage ?
Voici la raison profonde de leur courroux politique : en refondant la base du corps politique ivoirien sur l’économie redéfinie comme force motrice du changement social, en attribuant à l’économique la priorité sur le politique, Alassane Ouattara et le RHDP remettent en question la subordination traditionnelle de l’économique au politique sur laquelle repose la pérennité des régimes autocratiques et des dictatures.
Dans nos sociétés à la différence des sociétés occidentales, le facteur politique detient la priorité sur le facteur économique autrement dit sur les rapports de production. Il régit la hiérarchie globale de la société. « Il structure l’ensemble des relations et détermine, de façon principale, l’inégalité » souligne Yves-André Fauré. Contrairement aux sociétés occidentales « la détention du pouvoir politique" est, dans les sociétés africaines en essai de développement, "la clef de l’accession au statut économique dominant ». Cette détention permet de contrôler l’accès aux ressources et d’organiser l’inégalité sociale sur laquelle repose la domination.
Donner la priorité à l’économie et permettre à tous les membres de la société d’y avoir accès en répartissant sur toute l’étendue du territoire les infrastructures qui mettent le commerce à la portée de quiconque, c’est ouvrir la porte aux possibilités d’enrichissement hors-naissance ; c’est libéraliser l’accès au commerce en l’arrachant à la mainmise des oligarchies politiques dominantes. Cette libéralisation provoque un risque de bouleversement des hiérarchies sociales qui garantissent l’ordre établi.
En Côte d’Ivoire, la résilience des logiques royalistes et impériales de dévolution monarchique du pouvoir par héritage et par adoubement chez les acteurs politiques ivoiriens est fondée sur la priorité du facteur politique que le projet sociétal d’Alassane Ouattara renverse.
Cette conception passéiste et réactionnaire que la politique des Travaux et Établissements publics du 1er Ministre Amadou Gon Coulibaly attaque symboliquement de front, a déterminé concrètement la gouvernance calamiteuse des dictatures et des despotismes post-coloniaux africains. Les territoires de ces pouvoirs autocratiques sont marqués par l’indigence des routes, des ponts, des infrastructures et des équipements publics. Ils sont caractérisés par la déshérence des populations privées de la dignité minimale des conditions de vie.
On imagine les auteurs et instigateurs de cette Weltanschauung inhumaine et antiéconomique survolant, en qualité de détenteurs de l’État, le territoire de leur pays dépourvu de routes, de ponts et d’équipements publics. On les imagine jetant du haut de leurs avions personnels quelques grappes de bananes, quelques sacs de viande et de riz à un peuple affamé. On se les représente parcourant de temps en temps les routes poussiéreuses chaotiques de leur État au volant de leurs puissants Tout-terrains devant des paysans déguenillés et des enfants efflanqués. On les voit roulant à tombeau ouvert dans leurs limousines, sur la seule route asphaltée du territoire vers leur château pourvu de tous les équipements modernes dans leur village natal.
Cette image symbolique n’est pas une fiction. Elle représente schématiquement une réalité historique.
Elle campe le dénuement infrastructurel de nombreux États africains où furent mis en pratique les principes de cette gouvernance antilibérale inspirée par la définition du pouvoir politique comme instrument d’organisation de l’inégalité sociale et de domination de la société.
Tel est le projet sociétal antilibéral contenu dans les propos selon lesquels la politique de travaux et Établissements publics serait une « exhibition d’infrastructures », et que les ponts et les routes seraient de trop parce que l’on ne s’en nourrirait pas. Ce projet est anti-libéral au sens où il est fondé sur la fermeture des échanges et la destruction de la liberté politique.