Connaissez-vous l’hypothèse de Sapir-Whorf ? Les langues que vous parlez (ou que vous apprenez avec votre professeur) influencent-elle votre vision du monde ? C’est ce que suggère l’hypothèse de Sapir-Whorf.
Sapir-Whorf – les langues déterminent-elles notre vision du monde ?
Pour le linguiste Benjamin Lee Whorf et bien d’autres penseurs, la langue que nous parlons restreint notre capacité de penser.
Apprendre une autre langue nous permettrait-il de penser autrement ?
Edward Sapir , biographie, les principes
Kafunel décrypte pour vous ! « Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles ». Pour le philosophe Bergson, la langue nous pousse à percevoir la réalité de manière superficielle.
Les mots sont des étiquettes qui nous limitent dans notre manière d’appréhender le monde. Ils décrivent notre environnement à travers des termes génériques, qui nous empêchent de percevoir les nuances de la réalité. Sommes-nous condamnés à penser selon un cadre étriqué, défini par la langue que nous parlons ?
C’est ce qu’affirme l’hypothèse dite de Sapir-Whorf.
La langue forgerait nos idées sur le monde. Elle nous donnerait accès au sens, tout en contraignant nos possibilités : nous ne pourrions penser que dans le cadre fixé par notre langue. Cette hypothèse a été proposée par le linguiste Benjamin Lee Whorf, né en 1897.
Élève de l’anthropologiste Edward Sapir, il a étudié les langues des natifs américains et a réalisé que ceux-ci n’avaient pas recours aux temps verbaux. Il pensait que cet aspect de leur langue impactait leur perception du monde, en les rendant incapables de comprendre le concept du temps qui passe.
Cette idée rejoint la célèbre phrase du philosophe Luttwig Wittgenstein : « Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt » (« Les frontières de ma langue signifient les frontières de mon monde »), devenue un véritable cliché.
Des langues spécialement conçues pour penser autrement
Ne serait-il pas fabuleux d’accéder à un tout nouveau pan de la réalité ? L’histoire humaine est jalonnée de tentatives de redécouvrir le monde autrement.
De la maîtrise du feu à la conquête spatiale, en passant par l’invention d’Internet, nous avons continuellement œuvré à élargir le champ des possibles. Et si simplement briser les carcans de la langue nous faisait accéder à une autre réalité, en nous permettant de penser autrement ?
Cette idée peut sembler saugrenue, mais elle a bel et bien germé dans certains esprits, qui ont conçu des langues destinées à voir le monde sous un nouvel angle. Ces créations sont des langues construites, comme l’espéranto ou le Na’vi, langue du peuple extraterrestre dans le film Avatar.
Elles ont cependant été élaborées dans le seul but de changer la pensée, sans ambition de communication internationale ou de création d’un univers de fiction. Penchons-nous sur deux de ces langues : le lojban et le toki pona.
Langues et visions du monde
Les langues que vous parlez (ou que vous apprenez avec votre professeur) influencent-elle votre vision du monde ?
Dans le film Premier Contact, réalisé par Denis Villeneuve à partir d’une nouvelle littéraire de Ted Chiang, une experte des sciences du langage essaie de décrypter celui utilisé par les extraterrestres qui viennent d’arriver sur Terre.
Le tournant du film intervient lorsque – attention, spoiler alert – l’experte se rend compte que contrairement aux humains, les extraterrestres utilisent le passé, le présent, et le futur… simultanément ! Être capable de parler la langue extraterrestre offrirait alors la possibilité de comprendre l’univers d’une façon radicalement différente. Et d’appréhender le concept de « temps » autrement que sous la forme d’une ligne droite reliant un point A à un point B.
Bien sûr, l’idée selon laquelle il existerait un lien étroit entre une langue et les formes de pensée d’une société n’est pas nouvelle. Mais c’est grâce aux travaux d’Edward Sapir (linguiste et anthropologue) et de Benjamin Lee Whorf (son étudiant, passionné de civilisations et de langues mésoaméricaines) qu’a été scientifiquement théorisé le concept qui porte désormais leur nom : l’hypothèse Sapir-Whorf.
Qu’est-ce que l’hypothèse de Sapir-Whorf ?
L’hypothèse dite de « Sapir-Whorf » (HSW) est plutôt simple à résumer : votre vision du monde dépend du ou des langages que vous employez pour exprimer votre réalité.
Cette théorie, qui puise ses fondements dans l’anthropologie et la linguistique, part du postulat qu’il existe des « univers mentaux », des représentations du monde, des visions de la vie qui sont déterminés par la structure des langues employées – d’où le concept de « déterminisme linguistique » qui découle de l’hypothèse de Sapir-Whorf.
Ainsi, l’hypothèse Sapir-Whorf prend pour exemple les Hopis, un peuple amérindien qui vit aujourd’hui dans l’actuel Arizona. En effet, la langue hopi est – comme celle parlée par Heptapodes dans le film de Denis Villeneuve – dénuée de temporalités. Comme l’hébreu, l’aztèque ou le maya, les verbes hopis ne distinguent donc pas le passé, le présent et le futur.
Pour schématiser, une phrase hopi classique se construit de la façon suivante : « je/rester/six jours ». Cette phrase peut donc s’interpréter de multiples façons :
— « j’étais resté·e six jours »
— « je suis resté·e six jours »
— « je reste six jours »
— « je vais rester six jours »
— « je resterai là-bas six jours »
— « je reste six jours ici »
D’après l’hypothèse de Sapir-Whorf, cette simple phrase (« je rester six jours ») est incompréhensible pour quelqu’un qui ne parle pas le hopi. En effet, la structure même du langage sous-entend que « le fait de rester six jours » est un évènement qui, à la fois, pourrait s’être déjà produit, se produit actuellement, ou pourrait se produire dans le futur.
Cette incompréhension culturelle a d’ailleurs largement nourri la fiction, et la représentation qu’Hollywood, par exemple, a faite des tribus amérindiennes, sous la figure du « chef de tribu » qui aime s’exprimer mystérieusement, mystiquement, sur les choses de la vie.
Prenons l’exemple d’une langue que nous connaissons mieux :
le français. En français (tout comme en espagnol ou en russe, par exemple) on peut ainsi vouvoyer ou tutoyer quelqu’un selon des critères qui ne sont pas forcément très clairs (même pour un locuteur natif !).
On utilisera le vous pour parler à ses beaux-parents, au président de la République, à son supérieur hiérarchique ou à son boulanger ; bref, à quelqu’un pour qui nous avons du respect.
En revanche, on utilisera tu pour s’adresser… à ses beaux-parents (pour marquer une proximité), au président de la République (pour marquer sa franche hostilité), à son supérieur hiérarchique (dans une start-up), à son boulanger (même si on le rencontre pour la première fois)…
D’après l’hypothèse de Sapir-Whorf, la conséquence directe du couple vouvoiement/tutoiement serait la tendance que les francophones, hispanophones et russophones ont à diviser l’humanité en deux entités distinctes : ceux dont nous sommes proches (culturellement, socialement, affectivement) et « les autres », ceux qui ne sont pas comme nous (pour des raisons d’âge, de profession, ou tout simplement parce que nous ne les connaissons pas).
Dans cette vision du monde, il y a donc un « eux » et un « nous », paradigme cognitif qui déterminerait l’ensemble des relations sociales.
Une vision du monde totalement abstraite chez les anglophones, pour qui la distinction entre le tu et le vous n’a simplement pas lieu d’exister.
Les limites de l’hypothèse de Sapir-Whorf
Pour autant, l’hypothèse de Sapir-Whorf fait-elle autorité sur le sujet du relativisme linguistique ? Pas forcément : nombreux sont les spécialistes qui dénoncent les limites de cette hypothèse.
D’abord, le déterminisme linguistique est régulièrement critiqué pour son absolutisme. Pour reprendre l’exemple précédent, ce n’est pas parce que les anglophones n’ont ni notion du vouvoiement, ni du tutoiement qu’ils sont incapables de manifester respect ou hostilité lorsqu’ils s’adressent à quelqu’un.
De plus, la division du monde entre un « eux » et un « nous » n’est certainement pas l’apanage des cultures hispanophones ou francophones.
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Autre argument notable contre l’hypothèse de Sapir-Whorf : le fait que l’absence d’un mot, d’une structure, d’un vocabulaire donné dans une langue n’est pas un obstacle pour comprendre un mot, une structure, un vocabulaire spécifique à une autre langue.
La fameuse saudade portugaise est ainsi définie dans le dictionnaire français comme étant « le sentiment de délicieuse nostalgie, désir d’ailleurs ». Ce mot est si difficile à traduire qu’il a été envisagé de l’inclure à la langue française, ou de créer un néologisme dédié.
Cependant, même si ce mot n’existe pas, ce sentiment, ce manque (ou cette passion heureuse, cette volonté d’être dans le passé, ou de voir le passé devenir présent, etc.) peut évidemment être ressenti par quelqu’un qui ne parle pas le portugais.
Dans la langue roumaine, il existe également un mot (dor) qui décrit les mêmes sentiments, en rajoutant le fait qu’on ne puisse les exprimer qu’à travers le chant.
De fait, tous ceux qui ont déjà chanté passionnément une chanson d’amour au lendemain d’une rupture amoureuse connaissent le dor.
L’hypothèse de Sapir-Whorf
À en croire l’hypothèse de Sapir-Whorf, apprendre quatorze langues différentes, représente un grand nombre de visions du monde dissemblables, issues d’au moins quatorze cultures différentes.
Un tel apprentissage est-il parfaitement neutre ?
À vrai dire, même si l’hypothèse Sapir-Whorf a eu beaucoup de succès dans les années 60 et 70, elle est largement réfutée par les linguistes contemporains.
En revanche, nombreux sont les auteurs de science-fiction, de littérature, poètes, et autres créateurs, à exploiter cette hypothèse pour souligner l’incroyable richesse issue de la diversité des langues parlées – et de l’horizon philosophique, voire métaphysique, qui se dégage d’une telle réflexion.
En d’autres termes : apprendre une nouvelle langue n’affectera probablement pas votre vision du monde. En revanche, réfléchir à la différence entre ser et estar vous donnera l’opportunité d’une belle réflexion sur des façons d’« être » différentes.
Pour aller plus loin
– Lila Lumière
Lila Lumière est étudiante en sciences cognitives à l’université Lumière Lyon 2.
– Film Arrival / Premier Contact par Denis Villeneuve (2016), qui se fonde sur l’hypothèse de Sapir-Whorf, selon laquelle la langue construit la représentation du monde
http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=226509.html