L’analyse de la question sous une perspective anthropologique et morale. Dans la gestion des affaires de la cité, suffit-il au politicien de dénoncer la corruption et d’en appeler à son éradication pour être crédible ? Les dénonciations et les imprécations moralisatrices d’un acteur ou d’un parti politique suffisent-ils à en faire un parangon de vertu et un détenteur des clefs de la justice sociale ?
Il s'agit là d'une problématique anthropologique, morale et juridique complexe. Elle tient à la fois à l'usage interne et externe de la liberté. Au delà des institutions, la solution de la justice sociale repose, en premier lieu, sur la capacité des membres de la cité, des gouvernants et des gouvernés, à être physiquement affectées par des principes rationnels moraux et civiques, à vouloir être vertueux et justes.
Il ne suffit pas à un être humain de se représenter par la pensée la mauvaiseté du détournement de fonds publics. Il faut qu’il puisse ressentir physiquement, en son corps propre, cette action comme mal.
Quand il est dépourvu de cette capacité à ressentir physiquement ce détournement comme laid et mauvais, il est incapable de résister par ses propres forces psychiques internes au détournement des deniers publics en dépit des sanctions juridiques qu’il pourrait encourir dans un État de droit.
La liberté humaine, cette source ultime des choix, des décisions et des actions humaines, est par essence originellement corrompue. Il ne suffit pas à un individu de concevoir comme moralement et politiquement condamnable le détournement d’un milliard de fond public, pour réussir à s’empêcher de commettre ce délit.
Ce qu’il ressentira immédiatement quand il se trouvera lui-même dans la situation du détournement, c’est le plaisir et les avantages personnels que lui procurera concrètement ce milliard dans sa poche. Ce plaisir du détournement est son mobile d’action.
La représentation et la condamnation vertueuse du détournement ne l’empêcheront pas de s’y livrer lui-même. Pour pouvoir ressentir organiquement le plaisir moral que procure le non détournement, le plaisir de l’honnêteté, il faut être, dans les mœurs personnelles et dans la mentalité, un cran au dessus de l’humaine condition.
L’être humain, du fait de la corruption intrinsèque de sa liberté, n’a pas cette finesse angélique qui lui permettrait d’agir par simple représentation du bien et du mal.
La vertu devient efficiente quand elle n’en reste pas au stade de la représentation, quand au-delà du pur motif de la conception personnelle, elle devient un mobile d’action personnelle et individuelle, une force matérielle d’impulsion physique.
C’est le sentiment moral, l’aptitude à ressentir du plaisir physique par la simple représentation du bien ou du dégoût par la simple représentation du mal qui permet de transformer la vertu en mobile d’action.
Ce sentiment moral est une capacité interne qui se crée dans la personne par l’éducation et l’exemplarité des modèles de vertu. Pour être un honnête homme c'est-à-dire un citoyen et un homme de vertu, il faut disposer d’un sens de la citoyenneté et un sens moral.
Ces sentiments purs comme l'explique le philosophe Emmanuel Kant permettent de transformer les représentations rationnelles autrement dit les motifs en mobiles d'action. Ils permettent à chaque personne de respecter par ses propres ressources internes des principes civiques et moraux.
Ces deux médiations psychiques internes doivent être augmentées et complétées par une médiation juridique et une médiation institutionnelle externe.
Pour que le combat pour la justice sociale, contre la corruption et la prévarication soit effectif, il faut qu’à l’efficience du droit positif, s’ajoute la séparation institutionnelle des pouvoirs et des systèmes du corps politique.
La vertu personnelle des hommes, des acteurs politiques et des partis doit être augmentée par leur volonté du droit et par une réorganisation structurelle de la société.
Il ne suffit pas au politicien d’adopter une posture de justicier moraliseur pour détenir la clef de la justice sociale.
Quand des acteurs politiques mobilisent des discours et des pratiques qui contredisent les vertus politiques, le respect de l’intérêt général et du bien commun, quand ces acteurs projettent des modèles sociétaux qui portent en creux la confusion des pouvoirs et des systèmes, source et matrice de la corruption qu’ils font mine de dénoncer, ces acteurs dis-je ne sauraient se poser en parangons de vertu politique, en défenseurs et en modèles de la justice sociale, ce d’autant plus que leur gouvernance et leurs bilans contredisent leur prétention à incarner ces vertus.