Lieu il y a peu relativement inconnu des médias, la Ghouta est devenue depuis trois semaines le symbole des horreurs de la guerre syrienne. Poche de rébellion à dominante islamiste aux portes de la capitale, elle est depuis la mi-février l'objet d'une reconquête par l'armée de Damas avec son allié russe. Plus de 900 civils y ont péri dans les dernières semaines.
Qu'est-ce que la Ghouta ?
Le mot signifie « Oasis », en arabe. En Syrie, il désigne traditionnellement les terres cultivées qui entourent Damas, son verger ou poumon vert, là où les habitant venaient pique-niquer avant la guerre civile.
[caption id="attachment_5529" align="aligncenter" width="968"] Carte de la Ghouta[/caption]La zone où se déroulent actuellement combats et bombardements meurtriers est la Ghouta orientale, une centaine de kilomètres carrés juste à l'Est de Damas, non loin de son centre-ville. La distance, pour prendre une comparaison française, qui sépare Saint-Denis du cœur de Paris.
Elle est l'un des premiers territoires dont la rébellion s'est rendue maître. C'est aussi l'un des derniers qu'elle détient encore partiellement, sur laquelle Damas et son allié russe ont lancé une offensive à la mi-février.
Un bastion de la rébellion armée
Dès le début de l'insurrection armée qui se développe à partir du milieu de l'année 2011, cette proche banlieue de 400 000 habitants — où les islamistes sont traditionnellement bien implantés — devient un fief de la rébellion. Sa composante dominante est alors l'ASL (Armée syrienne libre), soutenue par les occidentaux.
[caption id="attachment_5530" align="alignright" width="300"] Une image de Damas, en juillet 2012, peu après un attentat[/caption]Dès 2012 ont lieu d'importants et sanglants combats à Damas et dans son agglomération.
Le régime, encerclé dans sa capitale et isolé internationalement, sous la menace d'une intervention occidentale officiellement justifiée par son utillisation présumée d'armes chimiques, semble à plusieurs reprises sur le point de tomber.
Avec l'aide de ses alliés russes, iraniens, du Hezbollah libanais et l'emploi de bombardements meurtriers, il parvient contre la plupart des pronostics à reprendre progressivement le contrôle de la capitale et la plus grande partie de ses abords. Mais non la Ghouta orientale, qui reste entre les mains des insurgés et résiste depuis 2013 à de multiples assauts. Ses habitants, encore de l'ordre de 300 à 400 000, y sont, pour la grande majorité, pris au piège.
Radicalisations
Comme dans toute la Syrie , la résistance laïque ou démocrate y a perdu progressivement son hégémonie à la faveur du durcissement du conflit, au profit de groupes armés islamiques.
Le plus important d'entre eux : Jaïch al-Islam (Armée de l'islam), d'inspiration salafiste, parrainé par l'Arabie Saoudite. Un groupe fondé et dirigé — jusqu'à sa mort, fin 2015, dans un bombardement — par une forte personnalité : Zahran Allouche.
Celui-ci tient à distance Daech, mais ses propres préférence sont proches de celles d'Al Qaida, en faveur d'une théocratie régie par la charia et débarrassée des « saletés » chiites et alaouites (minorité religieuse dont est issu Bachar el-Assad).
[caption id="attachment_5531" align="alignleft" width="300"] Cette photo est transmise le 25 février 2018 par l'Armée de l'Islam. Elle déclare montrer un tir d'artillerie des siens dans la région de Daraa. Les images de rebelles en action sont rares et les journalistes ont rarement accès aux théâtres d'affrontements.[/caption]Jaïch al-Islam combat militairement les groupes concurrents et de multiples disparitions de personnalités de l'opposition non salafiste sont imputées à Zahran Allouche.
En 2015, il utilise comme boucliers humains des prisonniers alaouites exhibés dans des cages.
Des observateurs évaluent les effectifs actuels de Jaïch al-Islam à près de 10 000 hommes dans la Ghouta orientale. Elle dispose d'armements lourds.
L'autre force importante de la rébellion dans la zone se nomme Faylaq Al-Rahmane (Légion du Miséricordieux). Toujours formellement affiliée à l'ASL, parrainée par la Turquie et le Qatar, elle est proche des Frères musulmans mais plus modérée que les salafistes. Elle s'était violemment heurtée en 2016 à Jaïsh al-Islam ; les combats entre eux avaient alors fait plus de 300 morts avant la conclusion d'un cessez-le-feu.
L'Agence France-Presse attribue aujourd'hui à Faylaq Al-Rahmane, dirigée par un ancien officier de l'armée syrienne, près de 8000 combattants. Le géographe Fabrice Balanche estime plutôt son effectif à 3000 hommes.
D'autres groupes combattants salafistes — sinon djihadistes — de moindre importance subsistent dans la Ghouta orientale. Parmi eux, Ahrar al-Cham (Mouvement des hommes libres du Cham, nom antique de la Syrie), surtout présent à Douma. Encore 10 à 20 000 combattants dans l'ensemble de la Syrie, malgré de lourdes pertes. Classé comme organisation terroriste par plusieurs pays dont la Russie. A ne pas confondre avec Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Cham), issue de l'ex- Front al-Nosra, affilié à al-Qaida et également présente dans la Ghouta. Naguère influente, Daech semble en revanche ne plus y peser.
Le fait que plusieurs belligérants soient classés « terroristes » (par la Russie ou des pays occidentaux) permet accessoirement la poursuite locale d'opérations militaires malgré les accords de paix parrainés par Moscou, les groupes ainsi qualifiés en étant exclus.
Les Russes, dans l'autre camp, sont très actifs dans cette phase aux côtés de Damas . Ni les Iraniens, autres soutiens du régime, ni le Hezbollah libanais, présents dans d'autres théâtres, n'y participent.
Les victimes
La grande majorité des victimes de la guerre civile, on s'en doute, n'appartiennent à nulle organisation, et même à nul camp. Selon l'organisation non-gouvernementale OSDH (Observatoire syrien des droits de l'homme), plus de 900 civils dont près de 200 enfants ont été tués dans la Ghouta depuis le 18 février dernier, par bombardements ou tirs d'artillerie.
Plusieurs médias dont l'AFP (Agence France-presse, présente sur place) rapporte le largage par avions de barils d'explosifs, procédé souvent employé dans le passé par les forces du régime.
L'emploi — depuis le 18 février et à différentes reprises — de gaz de chlore est allégué par plusieurs sources humanitaires. Pour sa part, l'OSDH indique prudemment que « 18 cas de suffocation et de difficultés respiratoires ont été recensés à Hammouriyé après le lancement d'une roquette par un avion militaire sur cette localité », sans préciser l'origine de ces malaises.
Ce recours à des armes chimiques est formellement démenti par Damas et la Russie. Paris et Washington n'ont pas exprimé de certitudes sur ces accusations mais menacent d'intervenir si elles s'avéraient fondées.
[caption id="attachment_5532" align="alignright" width="300"] Photo transmise par la rébellion syrienne montrant une famille de la Ghouta repliée dans un abri[/caption]Des trêves sont supposées permettre l'évacuation des civils et même — selon une dernière proposition russe, de combattants assurés d'un sauf-conduit — mais elle ne sont que partiellement respectées.
Les organisations rebelles, en outre, s'opposent à l'évacuation des populations, voyant en elles à la fois un bouclier — relatif — et, dans leur sort public, un instrument pour discréditer internationalement le régime.
« Nous rejetons catégoriquement toute initiative qui prévoit la sortie des habitants de leur maison et leur transfert vers n'importe quel autre endroit », ont écrit les groupes rebelles dans une lettre ouverte adressée au secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres.
Combats
Outre la défense de leur bastion, les rebelles lancent régulièrement sur Damas depuis la Ghouta des obus et roquettes, provoquant dégâts matériels et pertes humaines civiles. Sans aviation, leurs moyens et puissance de feu restent cependant sans commune mesure avec celle des forces pro-régime.
Ces dernières progressent aujourd'hui régulièrement dans la Ghouta, assez lentement toutefois si l'on considère les faibles distances et l’exiguïté du territoire disputé. Elles en ont cependant repris aujourd'hui plus de la moitié, notamment après avoir reconquis deux localités dans le centre du bastion des insurgés.
Les décomptes de l'OSDH indiquent plus de pertes de combattants du côté des forces loyalistes que de celles de la rébellion, indicateur de l’âpreté de l'affrontement. 700 soldats pro-régime supplémentaires sont en cours de déploiement.
Guerre des mots, guerre des images
[caption id="attachment_5533" align="aligncenter" width="968"] Photo transmise par la défense civile syrienne ("Casques blancs") montrant une victime de bombardement dans la Ghouta après un raid aérien.[/caption]Dès le 21 février, le Secrétaire général de l'ONU Antonio Guterres qualifiait la Ghouta d'« enfer sur terre ». Le Haut-Commissaire de l'ONU aux droits de l'Homme, le prince Zeid Ra'ad Zeid Al-Hussein, a pour sa part accusé le régime de planifier « l'apocalypse ». Angela Merkel parle de « massacre » et d' « événements effroyables », Donald Trump et Theresa May de « souffrance humaine déchirante ».
Des mots irrécusables, au regard du calvaire des populations civiles, mais qui auraient pu être employés tout au long de la guerre civile syrienne qui a causé en sept années, selon l'OSDH, près d'un demi-million de morts et disparus. Plus de quatre-cents fois la tuerie de la Ghouta du dernier mois, et dont la mort n'a pas été plus douce.
Comme le siège d'Alep, celui de la Ghouta fait l'objet d'un retentissement international singulier en occident, qui ne tient pas seulement au nombre des victimes mais aussi à la proximité de la capitale, la présence d'organisation humanitaires, de médias. Et aussi, tacitement, à la nature des attaquants considérés comme assaillants particulièrement cruels : Damas et son allié russe, l'un et l'autre implicitement plus condamnables que leurs ennemis rebelles, dont les photos en action sont par ailleurs rarissimes.
[caption id="attachment_5534" align="alignleft" width="300"] Image transmise par l'agence officielle syrienne SANA montrant, selon son descriptif, un blindé des forces loyalistes au combat dans la Ghouta.[/caption]L'autre camp — partisans d'Hafez el-Assad mais plus généralement une partie de la population syrienne, l'Iran, le monde chiite, la Russie … — raisonne à l'inverse selon une autre vision, et d'autres arguments.
Après sept ans d'une guerre qui a dévasté le pays, le régime légal de Damas — qu'on l'aime ou non — est légitime à ses yeux pour reconquérir par la force un territoire occupé par des faction armées qualifiées de « terroristes », de surcroît aux portes immédiates de la capitale.
Le prix est lourd pour les populations civiles, mais les rebelles, selon cette appréciation, en sont une nouvelle fois la cause.
La libération de Raqa (ex-capitale de l’État islamique en Syrie), rendue possible par les bombardements intensifs de la coalition, a causé des milliers de victimes dont une forte proportion de civils.
De façon plus actuelle, font valoir les amis de Damas mais aussi d'autres voix, les bombardements de ces dernières semaines, dans le nord de la Syrie, des cantons arabo-kurdes d'Afrin par l'armée turque ont tué, selon l'OSDH, des centaines de combattants et 171 civils, sans causer d'émoi particulier dans les chancelleries occidentales ni beaucoup d'intérêt médiatique.
Et au ministre des Affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian venu à Téhéran cette semaine pour — entre autres — lui demander une intervention « vigoureuse » auprès de Bachar el-Assad, le président de la République d'Iran Hassan Rohani n'a eu qu'une réponse, qui aurait aussi pu être celle de Vladimir Poutine : il n'y a pour régler la crise syrienne « aucun autre moyen que de renforcer le gouvernement central à Damas ».
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