Au Nigeria, la condamnation d'un garçon de 13 ans pour blasphème illustre l'urgence en Afrique d'éviter la cohabitation d'une justice laïque et d'une justice religieuse.
L'opinion internationale s'est récemment émue de la condamnation à 10 ans de prison par un tribunal de la charia dans l'État de Kano, dans le nord-ouest du Nigeria, d'Omar Farouq, garçon de 13 ans, accusé, selon la chaîne télévisée américaine CNN, d'avoir tenu, lors d'une dispute avec un ami, des propos grossiers à l'égard d'Allah, donc de blasphème. Parce qu'il a atteint la puberté, Omar Farouq est considéré par la loi islamique comme un adulte et a été jugé comme tel.
Comment cela a-t-il été possible dans la première puissance économique d'Afrique dont la loi ne reconnaît pas le blasphème parce qu'incompatible avec la Constitution, dans un pays qui a ratifié la Convention relative aux droits de l'enfant en 1991 et mis en application une loi sur le droit des enfants en 2003 ? La question mérite d'être posée.
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Nigeria : existence d'un système juridique double
L'explication réside dans le fait que le Nigeria est un État fédéral. Cela signifie la cohabitation de domaines où c'est la loi de l'État fédéral qui prévaut et d'autres où c'est la loi de l'État fédéré qui prévaut.
Là ne s'arrête pas la particularité du Nigeria par rapport à la grande majorité des pays africains où prévaut le principe de l'État unitaire.
En plus de cette superposition de lois, le Nigeria connaît depuis 1999 une cohabitation de lois laïques et de lois islamiques, notamment dans 12 États du Nord à majorité musulmane où la charia est appliquée aux musulmans.
La condamnation d'Omar Farouq, 13 ans, à 10 ans de prison avec des travaux d'intérêt général à exécuter a ému l'opinion internationale.
Voilà donc l'environnement juridique dans lequel est apparue cette affaire concernant le jeune Omar Farouq. Pour bien comprendre que le cas de ce garçon de 13 ans n'est pas anecdotique, il faut savoir que le même jour, devant le même tribunal de Kano, sur décision du même juge, une condamnation à mort a été prononcée contre un musicien de 22 ans, Yahaya Sharif-Aminu, lui aussi reconnu, ce 10 août, coupable de blasphème pour avoir partagé une chanson sur WhatsApp. C'est son avocat, MeKola Alapinni, qui, au moment de déposer son recours en appel, a découvert par hasard l'affaire Farouq et diligenté les deux recours en appel.
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Une condamnation illégale
Pas besoin d'être devin pour imaginer que des conflits ne peuvent manquer dans cette cohabitation de deux législations. À la fois dans la philosophie des principes qui régissent leur application, mais aussi dans la hiérarchie entre les deux. Et l'avocat d'Omar Farouq ne s'est pas gêné pour s'engouffrer dans les brèches quant à l'illégalité de cette condamnation.
Au-delà du fait que le blasphème n'est pas reconnu par la loi nigériane parce qu'incompatible avec la Constitution fédérale, il a diligenté appel, le 7 septembre, au motif que « la condamnation du préadolescent est contraire à la Charte africaine des droits et du bien-être de l'enfant, texte qui a été ratifié par le Nigeria ».
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Une argumentation qui fait écho à celle de Peter Hawkins, représentant de l'Unicef au Nigeria. « Cette condamnation d'Omar Farouq à 10 ans de prison avec travaux forcés est une erreur », a-t-il déclaré.
« Elle est également contraire à tous les principes fondamentaux des droits de l'enfant et de la justice pour mineurs que le Nigeria – et par conséquent l'État de Kano – a signés et s'est engagé à respecter », a-t-il ajouté cité par Premium Times.
Et de poursuivre que « cette affaire souligne encore plus l'urgente nécessité d'accélérer la promulgation du projet de loi sur la protection de l'enfance de l'État de Kano afin de garantir que tous les enfants de moins de 18 ans , y compris Omar Farouq, soient protégés et que tous les enfants de Kano soient traités conformément aux normes relatives aux droits de l'enfant ».
Dans le sillage de son représentant, l'Unicef s'est fendu d'un communiqué où elle fait part de sa « profonde inquiétude » et demande au gouvernement nigérian ainsi qu'au gouvernement de l'État de Kano de réexaminer d'urgence l'affaire et d'annuler la sentence.
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Solidarité internationale pour Omar Farouq
L'affaire de la condamnation de cet adolescent de 13 ans à 10 ans de prison avec des travaux d'intérêt général a ému au-delà des frontières nigérianes, et ce, jusqu'en Pologne.
Selon le Washington Post, d'Auschwitz dont il est le directeur du mémorial, Piotr Cywinski a écrit au président nigérian Muhammadu Buhari une lettre ouverte dans laquelle il demande que soit accordée à l'adolescent une grâce.
Arguant qu'Omar Farouq, incarcéré depuis février, « ne devrait pas être privé de ses jeunes années et de son avenir et en subir les conséquences sur les plans physique, émotionnel et éducatif durant toute sa vie », il a proposé, si la grâce n'est pas possible, d'être incarcéré à sa place et que « 120 adultes volontaires du monde entier […] passent un mois chacun dans une prison nigériane ».
Citant le quotidien américain, Courrier international indique que plus de 150 personnes, originaires d'Afrique, d'Europe et d'Amérique du Nord se sont déjà proposées. Un élan de solidarité qui en dit long sur l'indignation suscitée par cette sentence.
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Une leçon pour l'Afrique ?
Une chose est sûre : le moins que l'on puisse dire, c'est que ce double système juridique porte en lui une ambiguïté qui ne peut manquer d'être source de problèmes au quotidien. Dans un même pays, le Nigeria, tous les citoyens ne sont pas logés à la même enseigne… pour des raisons religieuses.
Quand on connaît l'histoire du Nigeria et de sa construction, on ne peut passer sous silence la prégnance du fait religieux mais de là à le laisser influencer la justice, il y a un pas qui ouvre une brèche d'incertitude dans un État qui se veut d'abord civil pour ne pas dire « laïque ».
Pour rappel, la répartition de la population est globalement la suivante : dans l'Est, elle est majoritairement chrétienne et animiste, dans l'Ouest, elle est musulmane et chrétienne, et au Nord, elle est majoritairement musulmane. Point essentiel : la difficulté de la lutte contre l'extrémisme islamique dans un tel contexte.
Alors qu'il est en première ligne face au mouvement terroriste Boko Haram, le Nigeria semble prêter le flanc avec ce double système juridique qui brouille les lignes et sa lisibilité institutionnelle dans un contexte africain et international où les États d'essence religieuse interrogent quant aux libertés et droits accordés à leurs citoyens. Un constat qui ouvre la porte à un débat plus large sur lequel les pays africains ne devraient pas manquer de se pencher : quel État pour les 60 prochaines années au service de sociétés démocratiques et inclusives ?
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