Précarité, informalité, illégalité ... voilà autant plaies de presse écrite sénégalaise et ses dérives. Dans le domaine de la presse écrite, l’offre s’est considérablement diversifiée – tant dans le nombre que dans les contenus. Les lignes éditoriales sont plus volontiers critiques et les journaux se sont émancipés de la tradition coloniale, développant des caractéristiques fortement « locales ».
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Presse écrite sénégalaise et ses dérives
Avec la démocratisation, l’affirmation de la liberté d’expression, la globalisation et les innovations technologiques, les médias sénégalais ont traversé une révolution au cours des deux dernières décennies[1]L’auteur adresse sa reconnaissance à Marie-Soleil Frère, Gora….
Des journaux à sensation ont fait leur apparition, témoins des changements sociaux au sein de la population, surtout urbaine. La presse écrite sénégalaise se trouve néanmoins confrontée à trois défis : politique d’abord, la liberté d’expression n’est pas complète ; économique ensuite, la rentabilité n’est pas au rendez-vous ; enfin, la professionnalisation des rédactions est encore incertaine. Cette contribution commence par discuter de ces différents aspects, avant de montrer que des acteurs externes, commerçants et hommes politiques, utilisent ces défaillances à leur avantage. [caption id="attachment_293988" align="alignnone" width="1200"] aide aux médias portée à 700 millions F CfaCapture[/caption] De ce fait, l’informalité et des pratiques illégales – fraude, corruption et violence – marquent la presse sénégalaise de manière significative. Jusqu’à présent, ces dimensions sont restées largement inaperçues des chercheurs.Une presse ancienne et dynamique
La presse du Sénégal est la plus ancienne de l’Afrique de l’Ouest francophone. Jouissant de la loi française de 1881 sur la liberté de la presse, des commerçants métis de Saint-Louis publiaient dès la fin du xixe siècle des feuilles comme Le Réveil du Sénégal ou Le petit Sénégalais. L’élite coloniale sénégalaise utilisait déjà les médias à la veille des élections législatives de 1910. Ainsi, Blaise Diagne, qui devint en 1914 le premier député noir de l’Assemblée nationale française, avait l’appui de La Démocratie du Sénégal .[2][2]A.-J. Tudesq, Les médias en Afrique, Paris, Ellipses, 1999, p.….
À côté de ces feuilles à orientation politique et économique, existaient également des journaux liés aux cercles missionnaires, comme Échos d’Afrique noire (1948-1960) et Afrique Nouvelle (1945-1987). Après la Seconde Guerre mondiale, quand l’hégémonie française commença à s’effriter, l’élite sénégalaise acquit un rôle politique plus grand, dans l’exercice duquel elle utilisa la presse écrite. On pourrait évoquer par exemple le journal La Condition humaine, fondé en 1948 par le futur président du pays, Léopold Sédar Senghor. Après l’indépendance, Paris-Dakar (1933-1961) devint Dakar Matin (1961-1970), puis il fut bientôt mis à disposition du gouvernement et rebaptisé Le Soleil. Senghor faisait de l’« unité nationale » sa priorité et il n’autorisa ni une opposition ni des mass médias indépendants. Il ne put certes jamais supprimer complètement la presse critique, mais ce n’est qu’avec l’avènement du multipartisme, au milieu des années 1970, qu’un climat libéral s’installa très progressivement.[3][3]Sur le contexte politique qui encadre le changement médiatique,….
Des journaux clandestins, comme L’Écho du Sénégal (créé en 1964) ou Xarebi (1969), parurent au grand jour et de nouveaux titres comme Le Démocrate (1974) ou Promotion (1976) furent créés. 3Le successeur de Senghor, Abdou Diouf, au pouvoir entre 1981 et 2000, plaça sa politique médiatique dans la continuité de celle de son prédécesseur, mais malgré les sanctions régulières dont certains journaux furent victimes, les années 1980 furent marquées par une libéralisation irrépressible du secteur ; les journaux comme Takusaan (1983) ou Wal Fadjri (1984), Sud Magazine (1986), Le Cafard libéré (1988), Sud Hebdo (1988) ou Le Témoin (1990) se multiplièrent. [caption id="attachment_291351" align="alignnone" width="1200"] travaux sur les médias sont largement ignorés par les universitaires pour un faisceau de causes[/caption] Abdou Diouf réalisa également la libéralisation du secteur de l’audiovisuel, promise lors de sa campagne électorale de 1993.[4][4]À ce jour, la libéralisation de la télévision est encore exclue….
Les entreprises de presse écrite se saisirent de l’occasion : Wal Fadjri, hebdomadaire en 1987, devint quotidien en 1994, et lança en 1997 une station de radio généraliste ; depuis 2004, le groupe Wal Fadjri dispose de deux chaînes thématiques supplémentaires. Autre brillante réussite, le groupe Sud Communication, formé autour du journal Sud, devenu un quotidien en 1993, lança sa radio dès 1994, et mit sur pied sa propre agence de messagerie, Marketing Press. Depuis, Sud a mis en place des antennes décentralisées dans les différentes régions du Sénégal, un centre de production audiovisuelle et une école de journalisme, l’Institut supérieur des sciences de l’information et de la communication (ISSIC). Sans détailler ici l’histoire des radios au Sénégal, l’ouverture de ce secteur a permis à certains titres, comme Sud et Wal Fadjri, de se transformer en de véritables entreprises .[5][5]M. Paye, « De Radio Mali aux stations FM. La fin du monologue….
Ironie du sort, Abdou Diouf fut victime de sa propre politique d’ouverture médiatique lors de l’élection présidentielle de 2000. En effet, les médias ont contribué à l’émergence d’une conscience citoyenne et « ont joué un rôle déterminant dans la transparence du scrutin », contribuant ainsi à la victoire de l’opposition menée par Abdoulaye Wade .[6][6]R. Talla, « Conclusion », in D. Senghor (dir.), Médias et….
Après quatre décennies de règne du Parti socialiste, les attentes vis-à-vis du pouvoir issu de l’alternance étaient très grandes . [caption id="attachment_291343" align="alignnone" width="1200"] Paul Lazarsfeld (1901-1976), sociologue des médias[/caption][7][7]M. Mbodji, « Le Sénégal entre ruptures et mutations.….
Une longue suite de conflits entre les journalistes et le nouveau gouvernement a depuis usé la popularité du président Wade. 6Au moment même où la victoire de Wade semblait consacrer la qualité de la presse sénégalaise, une nouvelle génération de journaux naissait : la presse à scandale. Le succès inattendu du journal Le Populaire (1999) poussa entrepreneurs et journalistes à se précipiter sur ce créneau. Les nouvelles publications se multiplièrent – Tract en 2000, Frasques, Mœurs, Scoop et Volcan en 2001, Révélations et La Source en 2002. Le contenu de ces journaux qui font leurs « choux gras des faits divers, du sensationnel, mais surtout de la dénonciation constante des frasques des hommes publics », retint l’attention du public .[8][8] A. Agboton, « Presse people à la sénégalaise », Le Nouvel….
La rubrique « Off » du Populaire se nourrit ainsi exclusivement des rumeurs ou des histoires croustillantes de la vie privée de l’élite sénégalaise. Auparavant, les grands journaux privés se voulaient avant tout porteurs d’informations politiques et négligeaient le divertissement. Le succès des radios privées, avec leur stratégie de « démocratisation » de l’information qui les avait amenées à orienter les programmes vers le grand public et à jouer sur l’interactivité des talk shows, a préparé le terrain pour la presse à scandale : titres agressifs en caractères gras, grandes photos et photomontages présentant parfois des femmes dénudées, ou dessins satiriques en langue wolof sont accompagnés par des nouvelles sensationnelles, des reportages, des portraits ou des interviews. Mais la presse populaire dakaroise ne respecte pas toujours les règles de l’éthique et de la déontologie explicitement prescrites par la convention collective des journalistes du Syndicat des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal (Synpics) et par le Conseil pour le respect de l’éthique et de la déontologie (CRED). Ceci n’a pas mené seulement à une série de scandales qui ont souvent pris une dimension judiciaire, mais a également donné à la presse une mauvaise réputation [9][9]E. H. Kasse, Misères de la presse, Dakar, Graphi Plus, 2002 ;…. Les trois déficits – liberté de la presse, rentabilité et professionnalisation. Plus tôt que dans la plupart des autres pays africains, la presse s’est diversifiée au Sénégal .[10][10]Concernant l’évolution générale des mass médias en Afrique,….
Au début de 2006, le marché était saturé – on ne dénombrait pas moins de 19 quotidiens et environ 50 hebdomadaires, mensuels et magazines. On peut classer les journaux en quatre catégories. Premièrement, on distingue la presse progouvernementale ; dans leur traitement de l’information, les deux titres publics, Le Soleil et Zénith, sont proches du gouvernement de l’alternance, qui peut compter également sur deux quotidiens privés, Le Messager et Il est Midi. [caption id="attachment_291340" align="alignnone" width="1200"] L’influence limitée des médias[/caption] La deuxième catégorie contient la presse d’informations générales avec des titres comme Le Témoin, Nouvel Horizon, Sud Quotidien ou Wal Fadjri. Généralement, ces journaux sont édités par des entreprises de presse relativement professionnelles ; ils sont les meilleurs sur le plan de la qualité, et ont réussi à créer un « label ». La troisième catégorie regroupe des journaux spécialisés, par exemple les hebdomadaires Le Cafard Libéré et Le Journal de l’Économie, ou encore les quotidiens sportifs Match et Stades. La dernière catégorie, très bien représentée, comprend la presse populaire orientée vers le divertissement, les scoops ou les ragots, comme par exemple les quotidiens L’Observateur et Le Populaire, les hebdomadaires Lamb et Rac Tac, ou le magazine Thiof. Malgré cette pléthore de titres, le secteur traverse une crise grave, caractérisée par trois problèmes. Depuis l’alternance, la liberté de la presse a été mise à rude épreuve. Dans son rapport 2004, RSF souligne : « Ce pays, habituellement cité en exemple en matière de respect du droit à la liberté d’expression, a connu, en 2003, une dérive inquiétante. Plusieurs journalistes ont été agressés, d’autres ont été menacés et une correspondante étrangère a été expulsée du pays.[11][11]Reporters sans frontières (RSF), Sénégal. Rapport annuel 2004,…. »
La correspondante de Radio France Internationale, Sophie Malibeaux, a ainsi été expulsée après un reportage sur la crise en Casamance, tandis que Abdou Latif Coulibaly, du groupe Sud, faisait l’objet de menaces de mort pour un ouvrage critique envers le régime .[12][12]A. L. Coulibaly, Wade, un opposant au pouvoir : l’alternance….
Cette dérive inquiétante a été confirmée plus récemment, avec l’interdiction répétée des journaux à scandale Mœurs et L’Œil, fondés par le journaliste Papa Daouda Sow, et l’arrestation en 2004 du directeur de publication du Quotidien, Madiambal Diagne, ainsi que la fermeture temporaire de la station Sud FM en 2005. Malgré l’engagement des rédactions, des associations de journalistes, des syndicats et de la société civile pour un espace public libre, engagement parfois relayé par des pressions internationales efficaces, ces incidents incitent les rédactions à l’autocensure et créent un climat d’insécurité.[13][13]L’intervention du président français Jacques Chirac auprès de….
9Le deuxième problème de la presse écrite est proprement économique. À propos de la situation financière de l’un des journaux les mieux établis, Sud Quotidien, A. L. Coulibaly affirme ainsi que « comme celle de toute société de presse de la place, elle est déficitaire. Entretien avec Abdou Latif Coulibaly, 28 avril 2003. ». Cette fragilité économique tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord, elle s’explique par un lectorat peu fidèle et restreint. Bien que la presse à scandale et les magazines de divertissement aient réussi à élargir leur public, le lectorat reste limité – rappelons que le taux d’alphabétisation des adultes est seulement de 29,3 %.[15][15]United Nations Development Programme, Human Development Report….
La majorité de la population ne peut donc pas lire la presse . Les langues nationales sénégalaises n’ont pas vrai-ment réussi…. [caption id="attachment_274119" align="alignnone" width="1200"] onze-medias-sanctionnes-par-le-cored-dont-deux-ont-recu-un-blame[/caption] Selon une enquête de l’auteur, 12 % de la population adulte lirait régulièrement les journaux . ]Enquête de l’auteur sur l’usage des médias auprès de 500…. Il n’est guère surprenant, dans ces conditions, que les tirages des journaux sénégalais restent limités : entre 3 000 et 16 000 exemplaires pour les quotidiens. Les tirages sont ainsi soumis à des fluctuations significatives. Des événements importants peuvent mener à leur hausse ponctuelle. C’est surtout le cas pour la presse populaire avec ses titres tape-à-l’œil et ses images « scandaleuses ». Le journal Frasques a ainsi vendu un numéro à 50 000 exemplaires grâce à la publication d’une photo d’un travesti sénégalais en 2003. En moyenne, le tirage de l’ensemble des quotidiens se situe autour de 120 000 exemplaires, et de 70 000 exemplaires pour les hebdomadaires et mensuels .Un chiffrage est difficile à faire, car, pour des raisons de….
10Si l’on compare ces chiffres au lectorat, il apparaît que beaucoup de lecteurs ne semblent pas prêts ou n’ont pas les moyens d’acheter des journaux – au Sénégal, les lecteurs empruntent les journaux. « Il arrive le plus souvent qu’un seul exemplaire de journal serve à informer une dizaine de personnes, voire plus [19][19]N. Loum, Les médias et l’État au Sénégal. L’impossible…. » Mais c’est surtout à travers les revues de presse radiophoniques, très suivies, que les journaux atteignent un public plus large [20][20]« Ce sont les revues de presse dans la radio qui ont permis de… : selon l’auteur, 46 % des personnes interrogées disent écouter ces revues de presse.[21][21]Enquête de l’auteur sur l’usage des médias, cf. note 17..
La vente des journaux rapporte peu – les quotidiens coûtent entre 100 et 200 francs CFA – et le système de distribution est trop peu efficace pour garantir la diffusion des titres dans le pays entier. Plus on s’éloigne des villes de la côte, plus faible est la couverture. En outre, il y a bien peu d’annonceurs prêts à passer de la publicité. La plus grande part des 8 milliards de francs CFA de chiffre d’affaires de la publicité au Sénégal provient de l’affichage et des publicités à la radio et à la télévision [22][22]F. Wolf, Senegal. Entwicklungsland im Globalisierungswettlauf,…. [caption id="attachment_256918" align="alignnone" width="1200"] La réglementation des médias sociaux menace les droits – l’ONU avertit[/caption] Seuls les quotidiens Le Soleil et Le Populaire ont des recettes publicitaires significatives. À cela s’ajoute le problème du coût du papier, qui a considérablement augmenté, entre autres à cause de la dévaluation du franc CFA en 1994. Après l’échec de la mise en place d’une centrale d’achat de papier journal, les groupes de presse sont restés fragiles face aux décisions des importateurs de papier – et de la douane : « […] la tonne de papier journal (en provenance de la France) au mois de décembre 1999, coûtait 310 000 francs CFA à l’arrivée au port de Dakar. Au bout de la chaîne de dédouanement et des frais annexes (transit, port, etc..), elle se retrouve au moins à 344 000 francs CFA. Toutefois, les importateurs la revendent aux journaux à 450 000 francs CFA, ce qui fait quand même une marge supérieure à 100 000 francs CFA [23][23]N. Loum, Les médias …, op. cit.. » Comment, dans ces conditions difficiles, la presse sénégalaise subsiste-t-elle ? D’une part, il existe un Fonds d’aide à la presse (FAP), financé par l’État, qui a institutionnalisé l’aide, accordée à partir du début des années 1980 aux premiers organes de presse indépendants. Le FAP, créé par le président Abdou Diouf en 1996, a vu son enveloppe augmenter, passant de 100 millions de francs CFA en 2000 à 300 millions depuis 2002 – le nombre de structures bénéficiaires a augmenté simultanément, passant d’une vingtaine en 2000 à plus de 50 en 2004. Mais, compte tenu de cette multiplication des titres, de la dispersion et de la méthode d’allocation controversée, le FAP a sans doute une efficacité limitée.[24][24]L’attribution des aides est liée à certains critères formels –….
La presse est donc généralement soutenue par des entrepreneurs qui financent des journaux à perte, dans l’espoir de bénéfices futurs, ou alors à des fins de communication politique, religieuse ou sociale. Le nombre considérable de titres disparus depuis l’an 2002 – comme Frasques, L’Événement du Soir, La Nouvelle, La Pointe, Le Volcan, Lion, Performance, Révélations, Scoop, Terminal ou Taxi le Journal – s’explique en grande partie par le fait que les investisseurs n’arrivent plus à financer le journal. La troisième faiblesse de la presse écrite sénégalaise, la professionnalisation insuffisante, est partiellement liée à cette instabilité financière : la fragilité économique rend impossible la mise en place d’une infrastructure logistique solide (appareils d’enregistrement, ordinateurs, véhicules, etc.) et est également responsable du très bas niveau des salaires. [caption id="attachment_242676" align="aligncenter" width="1200"] Revue de presse Euro 2020 du 29 juin 2021 www.kafunel.com La France déchante, la Suisse exulte et se pince, les médias internationaux sous le choc[/caption] La convention collective des journalistes prévoit des salaires mensuels entre 90 000 et 300 000 francs CFA, selon le poste et l’expérience. Mais pour une grande partie des jeunes journalistes, ces chiffres sont loin de la réalité : « Si le secteur parapublic connaît une application plus ou moins satisfaisante [de la convention collective], tout comme, dans des proportions moindres, certaines entreprises privées (Sud Communication, Wal Fadjri, Nouvel Horizon), il reste qu’une partie du patronat de la presse privée se singularise par la non-application des dispositions de la convention collective, ainsi que de la réglementation du travail de façon générale […]. Nous parlions il y a quelque temps encore, d’esclavage dans certaines entreprises de presse, ce qui avait beaucoup choqué [25][25]A. Sall, « Conditions de travail dans les mass média et…. » 13La faiblesse des rémunérations contribue à la grande mobilité des journalistes. Dès qu’ils ont acquis de l’expérience, beaucoup de professionnels du secteur trouvent en effet des emplois dans d’autres branches plus lucratives. Le plus souvent, ils sont engagés dans des organisations internationales ou non gouvernementales, des écoles privées ou dans l’administration. Par exemple, l’ancien rédacteur en chef de Wal Fadjri, Tidiane Kassé, travaille actuellement comme coordinateur de l’Institut Panos, ou encore l’ancienne directrice exécutive de Sud Quotidien, Saphie K. Ly a été engagée comme responsable du programme de médias de l’organisation Osiwa, l’ancien reporter de Info 7, Vieux Thiam, est devenu collaborateur de l’ONG Enda Cyber-pop, et le défunt Alain Agboton, après sa carrière au Soleil, était devenu conseiller en communication au ministère de la Recherche scientifique et technique. Ces « anciens » ont été remplacés par de jeunes journalistes qui acceptent de mauvaises conditions de travail et des salaires insignifiants, dans l’espoir d’accéder aux cercles médiatiques mondains. L’économie que réalisent ainsi les maisons de presse pèse lourd sur la qualité journalistique du résultat : « Ce qui frappe le plus, c’est la détérioration de la qualité des ressources humaines », comme le dit Ismaïla Dieng, rédacteur en chef du Journal de l’Économie [26][26]Entretien avec Ismaïla Dieng, 18 décembre 2002.. C’est ce contexte qui justifie que le FAP, initialement créé pour le soutien à la presse privée, a investi 10 % de ses ressources (300 millions de francs CFA) dans la formation professionnelle en 2004. 14Si la presse écrite sénégalaise s’est démocratisée et pluralisée de façon remarquable, la liberté de la presse, la rentabilité et la professionnalisation insuffisante restent des handicaps majeurs. C’est ce contexte difficile qui pousse une bonne partie des rédactions vers le secteur informel.Le secteur informel, propriétaire invisible de la presse sénégalaise ?
Depuis sa première apparition en 1957, la notion d’informalité est l’objet d’un vaste débat [27][27]U.T. Wai, The Determination of Interest Rates outside the…. Même si les définitions ont varié au gré des approches théoriques et des contextes empiriques, une majorité de chercheurs semble s’accorder à définir le secteur informel de façon négative, comme l’ensemble des activités économiques qui ne sont pas régulées par l’État dans un environnement social où des activités similaires le sont. [caption id="attachment_235927" align="alignnone" width="1200"] L'armée israélienne bombarde l'immeuble des médias Al-Jazeera et Associated Press à Gaza[/caption] Tout en reconnaissant les objections formulées à l’égard de cette notion, nous soutenons que le concept de secteur informel garde une véritable capacité heuristique. Dans le secteur de la presse écrite sénégalaise, l’informalité s’observe d’abord dans le domaine de la distribution des journaux. La mauvaise distribution des journaux est un problème important et seule la capitale, où s’écoulent pratiquement 90 % du tirage, peut se targuer de voir dans ses rues tous les titres disponibles. Dans les principales villes de province, les journaux arrivent souvent en retard ou de façon irrégulière. Sitôt que l’on s’éloigne un peu plus des grands centres urbains, la presse se fait plus rare. Ainsi, à Sédhiou, chef-lieu de département, aucun journal n’est plus disponible depuis que le pharmacien local qui s’occupait de la vente des journaux a, en 2002, suspendu cette activité peu lucrative.Pourquoi la presse écrite n’arrive-t-elle pas à offrir ses produits à l’ensemble du pays ?
Le marché de la distribution de la presse écrite sénégalaise est partagé entre, d’un côté des messageries professionnelles comme l’Agence Distribution Presse (ADP) et Marketing Press, et de l’autre des commerçants du secteur informel. L’occupation principale – et lucrative – de l’ADP est l’importation et la diffusion de plus de 1 000 journaux et magazines internationaux dans les grandes villes et centres touristiques du Sénégal. Pour aider les éditeurs sénégalais, l’ADP a établi un réseau national de distribution qui comprend 30 kiosques de vente à Dakar, 70 en province, plus des coopérations avec des entreprises de transports en Casamance et dans la région du fleuve Sénégal. L’ADP travaille sur la base d’un contrat d’exclusivité, c’est-à-dire que les rédactions doivent lui confier leur tirage entier si elles veulent collaborer avec elle. 80 % du tirage est écoulé grâce aux kiosques de Dakar. Afin de justifier ce contrat d’exclusivité, l’ADP réinvestit une partie du bénéfice généré à Dakar dans la distribution nationale, fortement déficitaire. Il faut préciser que les journaux sont aussi vendus dans les rues, à la criée. Pour l’organisation de celle-ci, l’ADP coopère avec des grossistes qui travaillent avec des vendeurs de rue. La commission pour la diffusion se monte à 33 % du prix de vente d’un quotidien – 32 % pour le Soleil –, 20 % revenant aux vendeurs et 13 % (ou 12 %) à l’ADP qui les emploie à la distribution et à l’acheminement des journaux dans tout le pays. De facto, le système de distribution de l’ADP est concurrencé par un secteur informel qui, tout en accordant une meilleure rémunération aux vendeurs (25 % du prix de vente), demande aux éditeurs une commission inférieure, négociée au cas par cas. Étant donné le coût plus élevé des services de l’ADP, la majorité des rédactions travaille donc avec des commerçants informels, comme Bamba Guèye ou Samba Sy. Ces commerçants limitent leur distribution aux lucratives villes de Dakar, Mbacké, Mbour et Thiès. Ils possèdent leurs propres kiosques de vente et une structure composée de grossistes et de « crieurs ». Du fait qu’ils disposent d’un système de distribution léger avec lequel ils concurrencent l’ADP dans les villes les plus lucratives, celle-ci a des difficultés à couvrir l’ensemble du territoire sénégalais. [caption id="attachment_232852" align="alignnone" width="1200"] démocratie www.kafunel.com médias et démocratisation quels enjeux[/caption] Dès lors, la presse écrite se prive d’une clientèle plus grande et plus diversifiée, parce que les journaux ne sont pratiquement disponibles que dans quelques centres urbains[28][28]Ce système conduit à la situation absurde du quotidien….
Mais si les journaux privés, souvent déficitaires, collaborent volontiers avec le secteur informel, c’est avant tout parce que ces commerçants sont prêts à fonctionner comme une banque : en échange d’une partie, voire de l’intégralité du tirage, ils prennent en charge le paiement des frais d’impression, du papier et parfois même les salaires des journalistes. De cette façon, plusieurs faillites ont pu être évitées, comme par exemple celle du Témoin. En d’autres termes, une majorité des rédactions sénégalaises confie son produit pour un prix fixe à l’un des grands commerçants informels qui assume tous les frais structurels de la réalisation, de l’impression, de la distribution et de la vente du journal – et qui empoche les bénéfices éventuels .[29][29]Entretien avec Samba Sy, 5 juin 2003..
Par ce système, le secteur informel est donc le « propriétaire invisible » d’une partie des titres de la presse écrite sénégalaise. Seule une minorité des journaux – parmi lesquels Sud Quotidien et Wal Fadjri – a pu garder une certaine indépendance vis-à-vis du secteur informel. L’« informel » ici est d’importance, et dépasse de beaucoup les vendeurs de rue et les petits « fraudeurs ».La « fraude »
Comme elle dessine une sphère qui échappe à l’effort de réglementation de l’État, l’informalité constitue bien souvent un passage vers différentes formes d’illégalité. En ce qui concerne la distribution de la presse sénégalaise, la domination d’un système informel facilite certaines illégalités, notamment la « fraude ». Les commerçants informels, parce qu’ils abusent de la fragilité financière des journaux, ne sont ainsi pas seulement une concurrence pour l’ADP, mais aussi un risque pour la survie à long terme de la presse écrite. Les distributeurs informels sont en fait profondément liés à la distribution formelle, dont ils sont des parasites, puisqu’ils lui font supporter une grosse partie de leurs risques. [caption id="attachment_232851" align="alignnone" width="1200"] Médias, démocratie et - www.kafunel.com - démocratisation quels enjeux[/caption] Ils opèrent entre autres en lien avec des grossistes qui collaborent également avec l’ADP. La stratégie la plus courante des grossistes consiste à retourner systématiquement à l’ADP les invendus, ce qui leur assure un bénéfice maximum sur les lots provenant des commerçants informels en faisant supporter les pertes à l’ADP. On voit bien ici combien la frontière entre le formel et l’informel est fluide. Il arrive même que certains grossistes achètent les épreuves à certains imprimeurs et les restituent comme invendus à l’ADP.[30][30]Entretien avec Rémi Touzeau, directeur général de l’ADP, 16….
En outre, cette prépondérance des circuits informels réduit les rentrées d’impôts et de TVA de l’État sénégalais, sans parler de la non-déclaration du personnel de distribution aux caisses de sécurité sociale et de prévoyance. L’ADP en appelle bien sûr à l’État à ce propos, et à une reprise au moins, le directeur général de l’ADP, Rémi Touzeau, « a saisi par écrit le chef du gouvernement pour lui demander d’intervenir […] pour mettre de l’ordre dans le secteur de la distribution [31][31]A. Tall, « Distribution de la presse : quand l’informel mène la…. » 22Mais ces fraudes ne génèrent pas seulement un important manque à gagner pour l’ADP et pour l’État, elles pèsent aussi sur l’équilibre financier des entreprises de presse qui collaborent avec le secteur informel. Les commerçants informels peuvent ainsi parfois mentir aux rédactions sur le tirage réellement effectué, et vendre à leur bénéfice exclusif le surplus de journaux. Plus fatal encore pour les entreprises de presse, un mécanisme de prêt existe, un cran plus bas dans la distribution : dans certains kiosques du commerce informel, alors qu’un journal populaire y coûte 100 francs CFA, on peut y emprunter pour le même prix trois journaux pendant une heure. Le soir, ces journaux « loués » plusieurs fois sont rendus comme invendus et le boutiquier empoche la totalité de l’argent. La stratégie des éditeurs de presse qui s’en remettent aux commerçants informels est donc de court terme. Elle a abouti à une fragilisation globale de la diffusion des journaux, et réduit les tirages et les revenus. Elle augmente ainsi encore la dépendance des journaux envers les commerçants informels. [caption id="attachment_232849" align="alignnone" width="1200"] Médias, démocratie et démocratisation quels enjeux[/caption] Le journaliste de Com 7, Racine Talla, explique ce phénomène: « Depuis deux ans, nous nous sommes attelés à mettre à genoux une mafia qui était dans l’ombre et qui étalait ses tentacules jusque dans la distribution. Il y a une dizaine de jours d’ailleurs que nous avons arrêté la saignée que nous causait Samba Sy auquel nous étions toujours redevables financièrement.[32][32]R. Talla, cité par A. B. Diallo, « Yakham Mbaye dénonce une…. »
Cette dépendance n’exclut d’ailleurs pas une influence sur le contenu rédactionnel, car les commerçants informels entretiennent souvent des relations de proximité avec des figures publiques importantes, en particulier des marabouts. À cause de ces réseaux clientélistes, la pression s’est renforcée sur le contenu de la presse : « À partir du moment où un chef religieux peut dire à un directeur de publication : “tu es mon disciple, envoie-moi un journaliste et tu traites l’information de telle manière”, il y a un problème », comme l’explique Mamadou Sy, directeur de la rédaction de l’ancien Taxi Le Journal. Afin de se soustraire à la sphère d’influence du secteur informel, certains journaux du secteur privé ont renoué le contact avec l’ADP pour négocier de nouveaux contrats de distribution et reconquérir leur indépendance financière, premier pas vers l’indépendance rédactionnelle.Le danger de la « corruption »
Comme suggéré précédemment, la précarité financière des entreprises de presse se traduit par des niveaux de rémunération faibles des journalistes, qui ont un effet sur la stabilité et la professionnalisation des équipes rédactionnelles ; à l’exception des maisons d’édition Panafrican System Production, qui publient l’hebdo Nouvel Horizon et le mensuel Thiof, de la Société sénégalaise de presse et de publications, avec ses produits Le Soleil et Zénith, de Sud Communication et du groupe Wal Fadjri, les entreprises ne paient aux journalistes qu’une fraction du salaire prévu par la convention collective. Les rémunérations sont souvent irrégulières, parfois quasi inexistantes : « Mal payé, le journaliste se trouve dans une situation délicate qui fait de lui un élément zigzaguant, face à une situation économique et sociale faite de manque et qui l’expose à toutes les tentations .[33][33]Y. Diouf, « Les journalistes : des corrompus ? », in M. Taureg…. »
Dans cette situation, beaucoup de journalistes n’hésitent pas devant les « propositions financières » de personnages ou d’organisations qui cherchent à obtenir l’attention du public, et ils pratiquent un journalisme de commande, à la lisière de la publicité. Invités aux événements officiels, assemblées générales, conférences, réunions de clôture, galas ou voyages, ils reproduisent fidèlement les propos célébratoires des invitants, sans le moindre exercice critique. [caption id="attachment_232848" align="alignnone" width="1200"] Médias, démocratie et démocratisation quels enjeux 4[/caption] Cette « corruption » est parfois ouverte ; le marabout et politicien Mamoune Niasse avait ainsi annoncé en novembre 2002 qu’il distribuerait un million de francs CFA aux professionnels des médias présents à sa conférence de presse ; si certains journalistes avaient alors boycotté l’événement, et si d’autres avaient refusé l’argent offert, il s’en serait trouvé une quarantaine pour partager la somme. Critiqué, le marabout a ensuite dit qu’il s’agissait d’un « cadeau » pour le mois du Ramadan … Certains journalistes eux-mêmes justifient ces pratiques en les rapportant à la culture sénégalaise : « Nous avons la culture de la teranga [hospitalité, en langue wolof]. Aujourd’hui, si tu parles du bien de moi, je suis tenté à te donner 10 000 ou 15 000 francs CFA. Nous sommes donc obligés de considérer ces facteurs .[34][34]Propos d’un journaliste à l’occasion de la conférence « La…. »
D’autres encore interprètent ces paiements comme des indemnités, des per diem, et évoquent le problème bien réel de la faiblesse des moyens propres des journaux pour justifier leur acceptation de ces « indemnités », qui serviraient à couvrir les frais de transport ; sans celles-ci, certains journalistes refusent tout simplement de couvrir les événements officiels .[35][35]La convention collective des journalistes prévoit le versement….
Au-delà de l’exemple spectaculaire de Mamoune Niasse, ces pratiques sont véritablement endémiques – de manière certes souvent plus modeste. On pourrait aussi évoquer l’argent offert aux journalistes couvrant les activités du Parti démocratique sénégalais (PDS) du président Wade lors de la campagne pour les élections législatives de mai 2002 [36][36]Y. Diouf, « Les journalistes : des corrompus ? », art. cit.. La presse sénégalaise abonde ainsi en portraits et en interviews peu critiques, parfois ouvertement promotionnels, de politiciens, de leaders religieux, d’entrepreneurs, de musiciens ou de sportifs soucieux de leur image. 26Les journalistes sénégalais sont bien sûr conscients du problème que pose cette « corruption », du caractère « griotique » du journalisme qui en résulte.[37][37]M.-S. Frère, Presse et démocratie en Afrique francophone : les….
Alpha Sall, le secrétaire général du Synpics, pose ouvertement le problème : « La main qui donne est toujours supérieure à celle qui reçoit. Un journaliste doit toujours se sentir en parfaite égale dignité avec son interlocuteur et poser des questions qu’on doit poser au nom du public. Je ne pense pas que quelqu’un qui fait un travail et qui s’attend à la fin à un cadeau soit dans cet état [38][38]Intervention de Alpha Sall à l’occasion de la conférence citée…. » Cette « corruption », qui atteint des degrés très variables selon les titres, entame la crédibilité de la presse dans son ensemble et affecte sa contribution à la formation de l’opinion publique et sa fonction de critique et de contrôle vis-à-vis des acteurs publics. [caption id="attachment_232847" align="alignnone" width="1200"] Médias, démocratie et démocratisation quels enjeux 3[/caption] La « violence privatisée » comme mode de règlement des conflits 27Jusqu’ici, nous avons argumenté que les pratiques informelles sont le résultat de la précarité économique et que ce contexte facilite l’apparition de pratiques illégales telles la « fraude » et la « corruption ». Comme le démontrent des études portant sur d’autres contextes, ces pratiques illicites contribuent à leur tour à la création d’un environnement conflictuel qui peut alimenter la « violence privatisée » [39][39]D.V. Bhargava, The cancer of Corruption, Washington DC, Banque…. La violence est alors utilisée pour régler des conflits en dehors de la justice. Évidemment, l’informalité n’est que l’un des facteurs explicatifs de cette violence – la faiblesse de l’État, la corruption de la justice incitent à y recourir. Il est donc peu étonnant que la violence affecte la presse, et avant tout les journalistes. Les derniers rapports de RSF documentent le grand nombre de journalistes agressés ou menacés à la suite de leur traitement de l’information ; rappelons également la tentative d’incendie criminel des locaux de Wal Fadjri en octobre 2001. Le cas le plus célèbre d’usage de la violence dans les médias sénégalais est peut-être celui de la lutte pour le contrôle de la maison d’édition Com 7. Nous avons déjà vu ci-dessus que ce groupe multimédias, qui publie les quotidiens Info 7 et Le Populaire et possède sa propre imprimerie, Roto 7, et la chaîne de radio 7 FM, était financièrement dépendant du secteur informel. Cette dépendance a facilité une querelle entre les actionnaires du groupe. Certains d’entre eux n’ont pas reculé devant l’usage de la violence. Au sens légal du terme, Com 7 a trois principaux actionnaires : l’entrepreneur Bara Tall, l’industriel Cheikh Tall Dioum et le musicien Youssou Ndour. Après de longues années de bonne collaboration, leurs relations personnelles et financières se sont détériorées et à partir de juillet 2002, ils se sont affrontés pour le contrôle du groupe. Lors d’une réunion du conseil d’administration convoquée par le seul Bara Tall, l’ancienne directrice générale avait été limogée, et Yakham Mbaye lui a succédé par intérim. Selon Tall, ses anciens partenaires n’étaient plus propriétaires de Com 7: Youssou Ndour avait vendu ses parts à Cheikh Tall Dioum qui les aurait à son tour cédées à l’homme d’affaires Pierre Aïm, afin de financer son entreprise Presse des Almadies (Predal). Selon Dioum, c’est le président Wade en personne qui lui aurait recommandé les services financiers de Pierre Aïm. Dioum et Ndour, en revanche, ont démenti les affirmations de Tall en soulignant que ces modifications au sein de l’actionnariat n’avaient jamais été formalisées. [caption id="attachment_232846" align="alignnone" width="1200"] Médias et Démocratie[/caption] Ils ont ainsi exhibé un acte notarié, contesté la légalité du changement au sein de la direction et porté plainte contre Bara Tall. Mais avant que la justice ne prenne une décision de rejet le 4 août 2003, la lutte pour le contrôle de l’entreprise a été menée par la violence : une nuit du printemps 2003, un groupe de casseurs a endommagé l’imprimerie Roto 7 et blessé un collaborateur. Ces méthodes ne paraissant pas porter leurs fruits, Cheikh Tall Dioum et Youssou Ndour ont décidé de faire paraître le 16 mai un fac-similé du Populaire, dénommé Le Populaire Original. Ce journal avait le même numéro de registre ISSN que Le Populaire. Au-delà de cette falsification d’un numéro administratif, ce journal s’inspirait aussi considérablement de sa mise en page, de ses rubriques et de son style. Lassés par ce conflit, les partenaires d’affaires ont finalement suspendu la publication du Populaire Original ; le groupe Futurs Médias de Youssou Ndour a par la suite lancé le quotidien L’Observateur. Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là, puisque, le 25 novembre 2004, Dioum et Ndour sont parvenus à mobiliser la gendarmerie sénégalaise pour reprendre les locaux de Com 7 et déloger le directeur général par intérim. Sur une intervention du président Wade, ils se sont retirés quelques heures plus tard. L’affaire est en suspens depuis lors. Au-delà de la jonction entre informalité et violence, le rôle actif de Wade dans cette affaire suscite des interrogations : « Jamais un chef d’État ne s’était immiscé, publiquement, dans une affaire qui relève du domaine privé. Pourquoi le président Wade s’intéresse-t-il tant à ce dossier [40][40]A. Diouf, « Le poker menteur », Wal Fadjri, n° 3816, 30… ? » S’il est difficile de donner une réponse exacte à cette question, il semble bien qu’Abdoulaye Wade suive ses propres intérêts dans le secteur de la presse. « Tout ce que l’on sait, et que l’on tient de sources bien au fait de ce dossier, c’est que le groupe Com 7 avait, à une époque, intéressé le président Wade au même titre que le groupe Sud Communication et la Predal. Et c’est KarimWade et Pierre Ayim [sic] (alors conseiller du président Wade) qui devaient servir de prêtenom [41][41]Ibid.. » Alors que ces opérations de rachat avaient échoué, le président Wade aurait voulu s’attirer les faveurs de l’équipe de Yakham Mbaye. Cette supposition semble confirmée par les retards de la procédure judiciaire : Youssou Ndour a en effet déposé une nouvelle plainte pour faux et usage de faux contre Bara Tall, plainte toujours en suspens à ce jour [42][42]A. B. Diallo, « Youssou NDour sert une citation directe à Bara…. La presse sénégalaise souffre de trois déficits principaux : la fragilité de la liberté de la presse, une situation économique instable et une professionnalisation inaboutie. [caption id="attachment_232827" align="alignnone" width="1200"] Les médias dans les « transitions démocratiques » état des lieux et prospective[/caption]A lire aussi
Ces facteurs déterminent une informalisation partielle de la presse, à laquelle prennent part les journalistes eux-mêmes, mais également des acteurs externes, commerçants et politiciens. Cette informalisation s’inscrit dans les processus plus larges de l’histoire du Sénégal – un État néopatrimonial, une administration faible, une justice corrompue et une économie mal organisée et peu productive. Ainsi, il est peu surprenant que l’informalité soit présente aussi dans le domaine de la presse ; elle y sert de stratégie de survie à court terme. Si elle ne mène pas forcément à l’illégalité, l’informalité constitue un contexte glissant qui permet l’apparition d’autres dérives – la « fraude », la « corruption » et la violence. 31Mais dans ces processus, l’informel et le formel sont indissolublement liés, et le pouvoir lui-même semble jouer à cet égard un double jeu : d’un côté, il utilise le pluralisme médiatique pour démontrer aux gouvernements étrangers et aux institutions internationales les progrès démocratiques du pays. De l’autre, il a compris que les dérives informelles et les déficits journalistiques constituaient le talon d’Achille de la presse et il s’applique à exploiter cette faiblesse. Pour exercer une pression sur les maisons de presse, le gouvernement n’a aucun intérêt à mettre de l’ordre dans le secteur, comme le directeur général de l’ADP et le secrétaire général du Synpics le réclament. Au contraire, comme le montrent les conflits de l’ADP et de Com 7, les litiges autour de l’incursion de l’informel et de ses méthodes dans le secteur des médias se prolongent jusque dans les hautes sphères de l’État. De là à conclure que l’État sénégalais favorise l’informalisation de la presse, il n’y a qu’un pas. L’ambiguïté de l’action de l’État apparaît aussi dans la gestion du Fonds d’aide à la presse, entre politique d’intérêt général et distribution arbitraire. La qualité des journaux souffre en tout cas de l’immixtion de ces acteurs influents et de leurs méthodes. Le regard porté sur les pratiques informelles et illégales ne doit cependant pas faire oublier le travail extraordinaire réalisé par la presse sénégalaise. [caption id="attachment_232826" align="alignnone" width="1200"] Les médias dans les « transitions démocratiques » état des lieux et prospective[/caption] Sa survie économique dans un contexte difficile, la lutte pour l’approfondissement de la liberté d’expression et pour la dépénalisation des délits de presse, la structuration de quelques véritables groupes de presse sont de réels accomplissements. Auteur Frank Wittmann Dans Politique africaine 2006/1 (N° 101), pages 181 à 194Notes
- ♦ [1] L’auteur adresse sa reconnaissance à Marie-Soleil Frère, Gora Diouf, Papa Daouda Sow et Rémi Touzeau pour le soutien apporté à la réalisation de cette contribution.
- ♦ [2] A.-J. Tudesq, Les médias en Afrique, Paris, Ellipses, 1999, p. 102.
- ♦ [3] Sur le contexte politique qui encadre le changement médiatique, voir D. Cruise O’Brien, M.-C. Diop et M. Diouf (dir.), La construction de l’État au Sénégal, Paris, Karthala, 2002 ; A. Tine, « Du multiple à l’un et vice-versa ? Essai sur le multipartisme au Sénégal (1974-1996) », Polis, vol. 3, n° 1, août 1997, p. 61-103.
- ♦ [4] À ce jour, la libéralisation de la télévision est encore exclue de ce processus. Voir J. H. Sy, Crise de l’audiovisuel au Sénégal, Dakar, Aide Transparence, 2003.
- ♦ [5] M. Paye, « De Radio Mali aux stations FM. La fin du monologue autoritaire », in M.-C. Diop (dir.), La société sénégalaise entre le local et le global, Paris, Karthala, 2002, p. 465-490 ; A.-J. Tudesq, L’Afrique parle, l’Afrique écoute. Les radios en Afrique subsaharienne, Paris, Karthala, 2002.
- ♦ [6] R. Talla, « Conclusion », in D. Senghor (dir.), Médias et élection au Sénégal. La presse et les nouvelles technologies de l’information dans le processus électoral, Dakar, Institut Panos, 2001, p. 81.
- ♦ [7] M. Mbodji, « Le Sénégal entre ruptures et mutations. Citoyennetés en construction », in M.-C. Diop (dir.), Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002, p. 575-600.
- ♦ [8] A. Agboton, « Presse people à la sénégalaise », Le Nouvel Afrique Asie, n° 156, septembre 2002, p. 65.
- ♦ [9] E. H. Kasse, Misères de la presse, Dakar, Graphi Plus, 2002 ; O. Ndoye (dir.), Le sexe qui rend fou. Approche clinique et thérapeutique, Dakar, Présence africaine, 2003, spécialement p. 145-149 ; F. Wittmann, « Breaking the Taboos. The Senegalese Tabloid Press as a Motor for Social Change », in R. M. Beck et F. Wittmann (eds), African Media Cultures. Transdisciplinary Perspectives, Cologne, Rüdiger Köppe, 2004, p. 43-57 ; F. Wittmann, « Vers une réhabilitation de la presse populaire au Sénégal. Une enquête auprès des bonnes », in M. Taureg et F. Wittmann (dir.), Entre tradition orale et nouvelles technologies : où vont les mass médias au Sénégal ?, Dakar, Enda Tiers Monde, 2005, p. 73-92.
- ♦ [10] Concernant l’évolution générale des mass médias en Afrique, voir M.-S. Frère, « Médias en mutation : de l’émancipation aux nouvelles contraintes », Politique africaine, n° 97, avril 2005, p. 5-17 ; G. Hyden, M. Leslie et F. F. Ogundimu (eds), Media and Democracy in Africa, New Brunswick, Transactions Publishers, 2003 ; F. Nyamnjoh, Africa’s Media : Democracy and the Politics of Belonging, London, Zed Books, 2005 ; T. Perret, Le Temps des journalistes. L’invention de la presse en Afrique francophone, Paris, Karthala, 2005.
- ♦ [11] Reporters sans frontières (RSF), Sénégal. Rapport annuel 2004, www.rsf.org/article.php3?id_article=10101
- ♦ [12] A. L. Coulibaly, Wade, un opposant au pouvoir : l’alternance piégée ?, Dakar, Éditions Sentinelles, 2003.
- ♦ [13] L’intervention du président français Jacques Chirac auprès de son homologue sénégalais a mené, en juillet 2004, à la libération provisoire de Madiambal Diagne, qui avait été placé sous mandat de dépôt après la publication d’enquêtes sur la corruption des fonctionnaires. Cf. J.-F. Havard, « De la victoire du “Sopi” à la tentation du “Nopi” ? “Gouvernement de l’alternance” et liberté d’expression des médias au Sénégal », Politique africaine, n° 96, décembre 2004, p. 22-38 ; T. Perret, Le Temps des journalistes …, op. cit., p. 106-108.
- ♦ [14] Entretien avec Abdou Latif Coulibaly, 28 avril 2003.
- ♦ [15] United Nations Development Programme, Human Development Report 2005, 2004, p. 229.
- ♦ [16] Les langues nationales sénégalaises n’ont pas vrai-ment réussi à passer à l’écrit. Peu de journalistes publient dans les langues nationales – et ceux qui le font ont des motivations plus idéologiques que commerciales. Le journal le plus connu est le mensuel Lasli Njëlbéen qui est publié en pulaar et en wolof. En outre, l’arabe n’a pas réussi non plus à sortir de la sphère religieuse. Le mensuel Khassaïdes fait partie du petit nombre d’expériences en arabe.
- ♦ [17] Enquête de l’auteur sur l’usage des médias auprès de 500 personnes, réalisée dans plusieurs villes et villages du pays, dont Dakar, au printemps 2003. L’auteur remercie les étudiants Brice Lezin Mbemba-Mbemba, Mass Ndiaye et Ousmane Sy pour leur aide.
- ♦ [18] Un chiffrage est difficile à faire, car, pour des raisons de prestige, les rédactions indiquent généralement des tirages plus élevés – la seule solution est de s’informer auprès des imprimeries. L’afficheur gratuit Tam Tam, qui tire à 100 000 exemplaires par semaine, n’est pas pris en compte dans ce calcul.
- ♦ [19] N. Loum, Les médias et l’État au Sénégal. L’impossible autonomie, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 132.
- ♦ [20] « Ce sont les revues de presse dans la radio qui ont permis de vulgariser en wolof ces informations et d’atteindre aussi ceux qui ne savent pas lire. » Entretien avec Saphie K. Ly, 19 mai 2003.
- ♦ [21] Enquête de l’auteur sur l’usage des médias, cf. note 17.
- ♦ [22] F. Wolf, Senegal. Entwicklungsland im Globalisierungswettlauf, Berne-Francfort, Peter Lang, 2004, p. 160.
- ♦ [23] N. Loum, Les médias …, op. cit.
- ♦ [24] L’attribution des aides est liée à certains critères formels – une parution régulière, un tirage d’au moins 3 000 exemplaires et l’emploi de plusieurs journalistes diplômés. C’est une commission nommée par le ministère de l’Information qui évalue les journaux et qui assure la distribution du fonds. Afin de garantir la transparence, le ministère publie maintenant la liste des entreprises de presse ayant bénéficié du soutien public, mais les décisions d’aide sont toujours critiquées. Entretien avec Papa Daouda Sow, 18 décembre 2002.
- ♦ [25] A. Sall, « Conditions de travail dans les mass média et qualité », in M. Taureg et F.Wittmann (dir.), Entre tradition orale …, op. cit.
- ♦ [26] Entretien avec Ismaïla Dieng, 18 décembre 2002.
- ♦ [27] U.T. Wai, The Determination of Interest Rates outside the Official Sector in Developing Countries, Washington DC, IMF, 1957. Sur le débat, voir H. De Soto, The Other Path : the Invisible Revolution in the Third World, New York. Harper Collins, 1989 ; K.Hart, « L’entreprise africaine et l’économie informelle : réflexions autobiographiques », in S. Ellis et Y. A. Fauré (dir.), Entreprise et entrepreneurs africains, Paris, Karthala, ORSTOM, 1994, p. 115-124 ; A. Portes, « The informal economy and its paradoxes », in N. J. Smelser et R. Swedberg (eds), The Handbook of Economic Sociology, New York, Russell Sage Foundation, 1994, p. 426-449.
- ♦ [28] Ce système conduit à la situation absurde du quotidien progouvernemental Le Soleil, qui est associé à l’ADP à travers sa maison d’édition, mais qui confie sa distribution majoritairement au secteur informel.
- ♦ [29] Entretien avec Samba Sy, 5 juin 2003.
- ♦ [30] Entretien avec Rémi Touzeau, directeur général de l’ADP, 16 juin 2003.
- ♦ [31] A. Tall, « Distribution de la presse : quand l’informel mène la vie dure à l’ADP », Le Journal de l’Économie, n° 371, 23 juin 2003, p. 5.
- ♦ [32] R. Talla, cité par A. B. Diallo, « Yakham Mbaye dénonce une “tentative de déstabilisation” », Le Matin, n° 1908, 17 mai 2003, p. 4.
- ♦ [33] Y. Diouf, « Les journalistes : des corrompus ? », in M. Taureg et F.Wittmann (dir.), Entre tradition orale …, op. cit.
- ♦ [34] Propos d’un journaliste à l’occasion de la conférence « La construction de l’espace médiatique au Sénégal », Dakar, Goethe Institut, 16-17 juin 2003.
- ♦ [35] La convention collective des journalistes prévoit le versement d’indemnités à un journaliste qui est en mission hors de sa rédaction.
- ♦ [36] Y. Diouf, « Les journalistes : des corrompus ? », art. cit.
- ♦ [37] M.-S. Frère, Presse et démocratie en Afrique francophone : les mots et les maux de la transition au Bénin et au Niger, Paris, Karthala, 2000.
- ♦ [38] Intervention de Alpha Sall à l’occasion de la conférence citée note 34.
- ♦ [39] D.V. Bhargava, The cancer of Corruption, Washington DC, Banque mondiale, 2005 ; D. Haller et C. Shore (eds), Corruption. Anthropological perspectives, London, Pluto Press, 2005 ; W. Ruf (dir.), Politische Ökonomie der Gewalt. Staatszerfall und Privatisierung von Gewalt und Krieg, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2003.
- ♦ [40] A. Diouf, « Le poker menteur », Wal Fadjri, n° 3816, 30 novembre 2004, p. 10.
- ♦ [41] Ibid.
- ♦ [42] A. B. Diallo, « Youssou NDour sert une citation directe à Bara Tall », Wal Fadjri, n° 3821, 7 décembre 2004, p. 5.
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